• Pierre Somville
    Pierre Somville
    professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Université de Liège
Propos recueillis par Grégory Pogorzelski

L’œuvre d’art : un parfum de libre examen

Pierre Somville a ensei­gné la morale laïque dans l’enseignement secon­daire. Docteur en Philo­so­phie et Lettres, il a entre autres dispensé le cours d’Esthétique et Philo­so­phie de l’Art à l’Université de Liège. Il nous parle d’un sujet qu’il connaît bien : l’art comme expres­sion du libre examen.

Salut & Frater­nité : Pour­riez-vous nous donner vos défi­ni­tions de l’art et du libre examen ?

Pierre Somville : Le libre examen, tout d’abord. C’est une méthode de réflexion dont la règle prin­ci­pale est de s’exercer de manière stric­te­ment indi­vi­duelle, en mettant en jeu la liberté de conscience. Elle rejette systé­ma­ti­que­ment toute forme de dogme reli­gieux, mais pas seule­ment. Cette liberté n’est bien sûr jamais totale : le but est de s’approcher le plus possible. Quant à l’art, c’est un objet ou un assem­blage dont le but est toujours de répondre à la même ques­tion : « Qu’est-ce que l’humain, qu’est-ce que le monde, et qu’est-ce que l’humain fait dans ce monde tel qu’il le perçoit ? » Cette ques­tion est complexe et univer­selle. Les reli­gions y répondent de manière fermée. Les philo­sophes ne cessent de ques­tion­ner les mêmes problèmes. L’artiste, lui, nous donne ce qui semble être une solu­tion toute faite, mais en appa­rence seule­ment : ce qu’il nous propose réel­le­ment, comme dit Umberto Eco, c’est une « opera aperta », une œuvre ouverte. C’est une manière indi­recte de ques­tion­ner qui ouvre sur de nouveaux ques­tion­ne­ments néces­sai­re­ment multiples, quels que soit l’époque ou le medium.

Une œuvre d’art digne de ce nom exprime toujours une chose telle­ment forte et telle­ment profonde qu’elle mani­feste toujours un enga­ge­ment de la part de l’artiste, qu’il soit social, indi­vi­duel ou éven­tuel­le­ment politique.

S&F : Est-ce qu’une œuvre d’art a toujours quelque chose à dire, un message à transmettre ?

P.S. : Un message, c’est un bien grand mot mais quelque chose à dire, oui. Comme le disait le poète Rainer Maria Rilke à son jeune élève : « Ne t’exprime que si tu ressens la néces­sité impé­rieuse de le faire, comme si ta vie en dépen­dait. » Une œuvre d’art digne de ce nom exprime toujours une chose telle­ment forte et telle­ment profonde qu’elle mani­feste toujours un enga­ge­ment de la part de l’artiste, qu’il soit social, indi­vi­duel ou éven­tuel­le­ment politique.

S&F : Vous parlez d’engagement poli­tique  :  vous avez des exemples d’œuvres à nous donner ?

P.S. : Sans conteste Guer­nica de Picasso, un cri de colère sublimé après le bombar­de­ment du village en 1937. On rappelle souvent que Picasso était à Paris bien au chaud à ce moment-là mais j’ai envie de dire : « Tant mieux ». Ça lui a permis je pense de trans­for­mer sa colère, de la subli­mer en œuvre d’art. Et c’est évidem­ment une des œuvres les plus fortes, qui plaide contre tous les massacres, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient.

D’ailleurs, l’engagement d’une œuvre plas­tique en regard de l’actualité, commence seule­ment avec le roman­tisme, au début du XIXe siècle. Le tableau Tres de Mayo, de Goya, repré­sente les troupes fran­çaises qui fusillent des otages après la prise de Madrid : c’est aussi une œuvre enga­gée, forcément.

Bien sûr, l’artiste s’exprime pour être entendu. Quand il écrit des poèmes, ce n’est pas pour les lais­ser moisir dans un tiroir et quand il réalise des œuvres plas­tiques, c’est pour qu’elles soient vues. Et bien entendu, l’artiste attend un retour de la part du public.

Certaines œuvres d’art poli­ti­que­ment enga­gées veulent convaincre à tout prix et sont d’autant moins convain­cantes qu’elles montrent leur jeu de façon directe et sans aucune méta­phore ni ambiguïté.

S&F : Une œuvre d’art, donc, en plus de nous dire quelque chose, voudrait nous faire parler…

P.S. : Oui, mais elle ne doit pas convaincre. Si elle cherche trop à convaincre, ce n’est plus de l’art mais de la rhéto­rique. Certaines œuvres d’art poli­ti­que­ment enga­gées veulent convaincre à tout prix et sont d’autant moins convain­cantes qu’elles montrent leur jeu de façon directe et sans aucune méta­phore ni ambi­guïté. Je pense au peintre commu­niste italien Renato Guttuso, dont je n’apprécie pas l’œuvre, parce que je la trouve unila­té­rale, à sens unique. Il ne pose pas de ques­tion, il affirme. Même si la cause qu’il défend est bonne !

S&F : Termi­nons avec cette cita­tion de Michel Onfray tirée de Poli­tique Du Rebelle : « L’art demeure l’un des rares domaines où l’individu peut donner sa pleine dimen­sion, quelles que soient l’époque, l’histoire ou la géogra­phie…»1

P.S. : Tout à fait ! Et quelles que soient les pensées domi­nantes du temps ! Il peut parfai­te­ment s’inscrire en faux face à la pensée domi­nante, à ses risques et périls éven­tuel­le­ment, mais créer fait partie de sa vie et de sa survie. Donc oui, l’artiste s’exprime tota­le­ment, entiè­re­ment, tout à fait. Et s’il ne le fait pas, s’il fait une œuvre de commande, une œuvre de soumis­sion, elle sera médiocre, ça je pense pouvoir l’affirmer (rires).


  1. Michel ONFRAY, Poli­tique du rebelle, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 235.
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