• Jean-Patrick Duchesne
    Jean-Patrick Duchesne
    professeur d’Histoire de l’Art à l’Université de Liège
Propos recueillis par Isabelle Leplat

Artistes et monde politique : un chassé-croisé permanent

Jean-Patrick Duchesne est profes­seur d’Histoire de l’Art, époque contem­po­raine, à l’Université de Liège. Sa thèse de docto­rat portait sur les rela­tions entre arts et pouvoir. Il est égale­ment commis­saire scien­ti­fique de l’exposition L’art dégé­néré selon Hitler.

Salut & Frater­nité : Au regard de l’Histoire que peut-on dire des rela­tions entre l’art et le pouvoir politique ?

Jean-Patrick Duchesne : Jusqu’à une certaine période, l’art a plutôt été au service du pouvoir. L’art en tant qu’élément de subver­sion inter­vient à la Renais­sance, qui est une période de grands conflits poli­tiques (entre les diffé­rentes maisons), reli­gieux (entre protes­tan­tisme et catho­li­cisme) et sociaux (entre la bour­geoi­sie montante et la noblesse). À cette époque naît une dialec­tique artis­tique nouvelle où l’œuvre d’art est l’instrument de combat du pouvoir poli­tique. Il y a donc une place pour l’art offi­ciel et l’art contes­ta­taire. C’est un phéno­mène qui se déve­loppe jusqu’à aujourd’hui. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque : jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la pein­ture était l’art domi­nant. Elle rempla­çait en effet le cinéma, la photo­gra­phie et la télé­vi­sion. Chaque œuvre était un acte de commu­ni­ca­tion. Parmi les artistes contes­ta­taires de la Renais­sance, citons Léonard de Vinci ou Michel-Ange, par exemple, qui deviennent des vedettes extra­or­di­naires proches du pouvoir. Leur statut serait compa­rable à celui de ces jour­na­listes améri­cains, qui peuvent se permettre de dire n’importe quoi au président des États-Unis. De nos jours, la contes­ta­tion est partout : plus aucun artiste ne voudrait se récla­mer d’être un artiste offi­ciel. Et même si certains sont plus conser­va­teurs et réfrac­taires à l’avant-garde, la rela­tion avec un ordre établi n’est plus la même.

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Delusions

S&F : L’art n’est-il pas égale­ment un moyen pour les hommes poli­tiques de lais­ser une trace à la posté­rité, notam­ment à travers de grands travaux ?

J.-P. D. : Derrière chaque homme poli­tique de premier plan, il y a un État. Les grands travaux ne peuvent être réduits à un seul homme. Quand Louis XIV bâtit Versailles, il pose un inves­tis­se­ment public pour relan­cer l’industrie de l’art et en faire un outil d’exportation, pour lequel ce château est une vitrine. Aujourd’hui, en France, le minis­tère de la Culture est un réel enjeu : ses titu­laires restent dans les mémoires au même titre que le chef de l’état. On parle de Fran­çois Mitter­rand et Jack Lang, par exemple.

On pour­rait égale­ment compa­rer le rapport à l’art de deux idéo­lo­gies tota­li­taires, le fascisme et le nazisme. Musso­lini soutient son avant-garde, le futu­risme italien, qui est un mouve­ment progres­siste. Hitler, à l’inverse, est tota­le­ment opposé à l’avant-garde, cette moder­nité qui lui fait peur.

On pour­rait égale­ment compa­rer le rapport à l’art de deux idéo­lo­gies tota­li­taires, le fascisme et le nazisme. Musso­lini soutient son avant-garde, le futu­risme italien, qui est un mouve­ment progres­siste. Hitler, à l’inverse, est tota­le­ment opposé à l’avant-garde, cette moder­nité qui lui fait peur. Il veut en effet bâtir un régime pour mille ans et en revient au néo-clas­si­cisme dans l’esprit de la Renais­sance : un art univer­sel et intem­po­rel. D’autant plus que la Grèce et la Rome antiques ont toujours été le sommet de la culture occi­den­tale. Il est donc réti­cent aux artistes modernes et à l’« art dégé­néré ». Son archi­tecte, Albert Speer, va s’atteler à donner à Berlin cet aspect néo-clas­sique. Un projet qui n’est pas très nova­teur, puisque Berlin avait déjà été recons­truite en grande partie sur ce style : elle était d’ailleurs quali­fiée d’Athènes de la Spree1.

S&F : Si le pouvoir poli­tique instru­men­ta­lise l’art, peut-on dire que l’art instru­men­ta­lise le pouvoir politique ?

J.-P. D. : Oui, évidem­ment… C’est un chassé-croisé perma­nent. Quand l’État fran­çais, au XVIIe siècle, instru­men­ta­lise l’art, il lui faut payer pour créer une acadé­mie auto­nome, aussi bien pour l’enseignement que pour l’agrément des peintres. L’Académie des Beaux-Arts, fondée au XIXe siècle, est d’ailleurs indé­pen­dante. C’est du donnant-donnant ! Les artistes se voyaient offrir des ponts d’or, parce que quand un homme de pouvoir en avait un à son service, il ne fallait surtout pas qu’il s’en aille ! Sans comp­ter le nombre d’artistes qui ont été des hommes poli­tiques : le peintre David, lors de la Révo­lu­tion fran­çaise, est parmi les quelques dizaines de dépu­tés à voter la mort de Louis XVI. Rubens était diplo­mate et, plus tard, André Malraux, le grand écri­vain, sera ministre de la Culture. Poli­tique et arts se mêlent en permanence.


  1.  "Athènes de la Spree" est un surnom donné à Berlin dès le XVIIIe siècle en raison du style clas­sique de ses bâti­ments, inspiré de l’Antiquité.
< Retour au sommaire