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Perrine Brotcorne,
chercheuse au Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, État et Société (CIRTES) à l’UCLouvain.
L’accessibilité numérique : pour une logique inclusive
En exigeant l’arrêt soudain des activités en face à face, les confinements imposés dans le cadre de la crise sanitaire ces deux dernières années n’ont jamais rendu aussi grande la dépendance aux technologies numériques pour maintenir sa participation aux divers aspects de la vie sociale. Si ce basculement vers « le tout numérique » semblait justifier pour parer à l’urgence de la situation sanitaire, ce provisoire semble perdurer au-delà de la crise et s’imposer désormais comme une norme sociale dominante. Sans nier les avantages de la dématérialisation des démarches pour de nombreux citoyens, celle-ci fragilise néanmoins l’accès aux services essentiels (e‑administration, e‑santé, e‑banque, etc.) de ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas aisément se conformer à cette nouvelle exigence sociétale.
Les récentes données chiffrées l’attestent amplement1 : les bénéfices de la numérisation croissante de la société profitent surtout aux groupes socialement, culturellement et économiquement avantagés ; elles exacerbent les inégalités entre les groupes sociaux et les risques d’exclusion des plus fragiles. Certes, le taux des ménages non connectés à internet à domicile et la part des non-utilisateurs ont diminué ces dernières années2, entre autres parce que les confinements successifs n’ont guère laissé le choix de faire autrement que de recourir au format numérique pour maintenir ses liens avec la société. Il reste que les internautes issus de classes plus populaires utilisent peu internet pour effectuer leurs démarches administratives. Celles-ci impliquent des manipulations informatiques plus complexes et une bonne maitrise de l’écrit, autant de pratiques qui s’éloignent de leurs habitudes culturelles basées sur l’oralité et le langage écrit plus familier. Le caractère officiel des démarches administratives renforce par ailleurs la peur de se tromper en raison des conséquences potentiellement irréversibles de cette erreur sur le plan de l’accès à leurs droits.
Des usages numériques ordinaires en décalage avec une nouvelle norme sociale
Les derniers constats chiffrés viennent ainsi objectiver les inquiétudes de nombreux acteurs de terrain qu’ils tentent de relayer aux responsables politiques et institutionnels favorables à la numérisation des services essentiels : les politiques de digital par défaut laissent de côté une part non négligeable de la population en raison de leur décalage important avec leurs pratiques numériques quotidiennes.
La numérisation à « marche forcée » d’un nombre toujours plus grand de services est donc d’abord éloignée de la réalité des publics socialement précarisés. Elle contraste aussi, avec les pratiques quotidiennes de beaucoup d’autres citoyens, pourtant bien intégrés à la société. Rappelons qu’en Belgique, selon les derniers chiffres disponibles, en 2019 quasiment un tiers des internautes de 16 à 74 ans ne possède que de faibles compétences numériques. Si l’on y ajoute la proportion des non-utilisateurs, on peut considérer que quatre personnes sur dix, toutes catégories sociales confondues, sont en situation de vulnérabilité face à l’environnement numérique. Ce taux avoisine même les 70 % parmi les personnes de 55 à 74 ans sans oublier que les plus de 74 ans ne sont pas pris en compte dans l’enquête officielle de Statbel — Eurostat3.
Bien sûr, les inégalités numériques sont loin d’être neuves. Toutefois, la transition numérique, largement amplifiée par les dernières années de crise sanitaire a déplacé leurs implications sociales. Si les disparités dans l’accès aux technologies et à leurs usages posaient d’emblée des questions de discrimination sur le plan de la participation à la vie sociale, elles soulèvent désormais des questions d’inégalités d’accès aux droits sociaux.
L’accessibilité numérique : une proximité 2.0 ?
Les discours et les initiatives en faveur de la numérisation des services d’intérêt général, publics ou privés n’ont de cesse d’insister sur le potentiel des technologies numériques à améliorer l’efficacité des procédures et, par-là, les services rendus aux usagers-citoyens. De fait, l’un des grands leitmotivs dans les discours des acteurs politiques et de ceux en charge de la dématérialisation des services parastataux est la mise en avant de l’idée d’accessibilité numérique 24 h sur 24 et 7 jours sur 7. Ils posent cette nouvelle accessibilité numérique comme une équivalence à la proximité des services publics sur le territoire avec des guichets proches des lieux de vie de chacun.
Or, cette équivalence entre le format numérique et le face-à-face est fort discutable dans la mesure où parvenir à tirer profit de l’usage des technologies numériques, en particulier dans le cadre de démarches administratives, impose une série conditionnalités, souvent éludées par les acteurs en charge de la transition numérique. La première est celle de pouvoir assumer le coût financier de l’équipement de qualité et d’une connexion internet suffisante pour réaliser sans entraves ces démarches souvent longues et complexes. Par ailleurs, outre la nécessité de disposer de bonnes compétences de base en lecture et en écriture, il importe de maitriser un ensemble de compétences numériques. Celles-ci ont la singularité de devoir être renouvelées régulièrement en raison de l’évolution constante des innovations technologiques. Ceci implique que les usagers soient mesure d’apprendre à apprendre en toute autonomie, ce qui est à la fois éprouvant et loin d’être à la portée de chacun.
Toutefois, contrairement à la France par exemple, où la stratégie nationale Action publique 2022 prévoit la dématérialisation complète de nombreuses démarches administratives, en Belgique, le numérique s’impose comme le format privilégié et non pas unique pour y accéder. La logique dominante est moins radicale ; elle est plutôt celle du digital first que du digital only, ce qui signifie le maintien de possibles démarches hors-lignes. Pour autant, un changement s’opère de façon moins visible sur le plan de la qualité des alternatives non numériques. Celles-ci sont certes maintenues, mais leur nombre est réduit et elles sont souvent regroupées dans les grandes agglomérations. Ainsi, un glissement s’opère, en particulier depuis la crise sanitaire : le format numérique devient la norme et la médiation humaine est reléguée au rang de complément voire d’exception. Ceci mène progressivement à devoir justifier la nécessité d’une rencontre en face à face, au point d’arriver à des situations que plusieurs travailleurs sociaux décrivent comme kafkaïennes. C’est le cas lorsque les personnes n’ayant ni accès ni usage d’internet sont contraintes d’envoyer un email pour obtenir un rendez-vous en face à face à l’administration.
(…) les bénéfices de la numérisation croissante de la société profitent surtout aux groupes socialement, culturellement et économiquement avantagés (…)
La numérisation des services d’intérêt général est assortie d’une rationalisation du nombre d’accueil physique, où il est possible d’exprimer et de comprendre les raisons d’un non-recours4. Ses modalités actuelles de déploiement contribuent ainsi à exacerber le risque de non-recours plutôt qu’à l’atténuer et le prévenir.
Bien que ce processus de marginalisation par la dématérialisation des services résulte sans doute davantage d’un impensé des choix technologiques retenus que de politiques délibérées d’exclusion sociale, il constitue un réel enjeu pour les organismes d’intérêt public et les appelle à prendre leur responsabilité. Ceci suppose que les institutions placent au cœur de leur stratégie de numérisation le principe « d’inclusion par la conception et le design » tout en assurant du maintien de modalités d’accès variées aux services de bien commun. Il s’agit en particulier de proposer systématiquement une alternative physique avec un contact humain, de qualité au moins égale à l’offre en ligne. Tant que cela ne sera pas explicitement le cas, la numérisation des services d’intérêt général, censée simplifier le parcours d’accès aux droits, participera paradoxalement à éloigner encore davantage les publics fragilisés de leur accès effectif aux droits sociaux fondamentaux.
Derrière un objectif consensuel, des logiques distinctes d’intégration
La préoccupation pour l’inclusion numérique n’est pourtant pas absente des processus de numérisation des services essentiels et des politiques en faveur de la transition numérique en général. Néanmoins, derrière un consensus sur la nécessité de déployer des initiatives en faveur de l’inclusion numérique se cachent des logiques différentes. Deux grandes logiques d’intégration peuvent être distinguées. Chacune prend appui sur des manières spécifiques de concevoir la place et le rôle de la numérisation des services et, plus globalement du progrès technologique, dans la société.
La première, largement dominante, procède d’une vision empreinte de déterminisme technologique, selon laquelle la numérisation de la société est une évolution à la fois inéluctable et souhaitable pour le bien commun. Face à un changement présenté comme inévitable et bénéfique pour tou.te.s, la seule option envisageable est de s’y adapter. La logique est dès lors celle de l’insertion, voire de la conformation, à une norme sociale désormais dominante. Tant du côté des travaux d’expertise que des réponses politiques données, les problématiques liées aux « fractures numériques » sont alors souvent abordées sous l’angle de « retards » à rattraper, de déficits individuels (de compétences, de motivation) à combler. Les fragilités face à l’environnement numérique résultent, de ce point de vue, davantage de la responsabilité des personnes que de situations d’exclusion produites par des choix de société (comme la numérisation des services d’intérêt général et la rationalisation des offres hors ligne).
Une seconde logique, moins visible, mais pas inexistante dans les politiques publiques est celle d’une logique plus inclusive. A contrario d’une vision basée sur la réduction des « écarts à la norme », celle-ci prône l’adaptation de l’environnement, notamment numérique, aux singularités des individus. Ce déplacement soulève la question de la responsabilité collective des acteurs politiques en général, et des fournisseurs de services en particulier, dans une offre de services adaptée à la réalité d’une pluralité d’individus et non pas seulement à celle d’un.e usager.ère standard « mobile, connecté.e et autonome ».
Tant que la logique adaptative se maintiendra au détriment d’une logique inclusive, le mouvement de numérisation en cours, censé simplifier le parcours d’accès aux droits, contribuera probablement à la mise à l’écart de ceux qui en sont déjà loin5. Le propos n’est donc pas ici de s’opposer à la numérisation de la société. Il est plutôt d’insister sur la nécessité de repolitiser son débat en l’ouvrant aux multiples enjeux démocratiques que cette problématique soulève.
- BROTCORNE P., FAURE L., VENDRAMIN P., Inclusion numérique. Les services numériques essentiels : profitables à toutes les personnes, étude réalisée à la demande de la Fondation Roi Baudoin, 2021. Disponible ici.
- En 2021, 8 % des ménages ne disposent pas d’une connexion internet à domicile et 7 % d’individus de 16 à 74 ans n’utilisent pas internet. Ces parts étaient respectivement de 10 % en 2019. Source : Enquête annuelle l’accès et l’usage des TIC par les ménages et les individus, Statbel-Eurostat, 2021.
- BROTCORNE P. et MARÏEN I., Baromètre de l’inclusion numérique — 2020, Étude réalisée à la demande de la Fondation Roi Baudoin, 2020. Disponible ici.
- REVIL H. et WARIN P., « Le numérique, le risque de ne plus prévenir le non-recours », Vie sociale, vol. 28, n°. 4, 2019, pp. 121–133.
- REVIL H. et WARIN P., « Le numérique, le risque de ne plus prévenir le non-recours », Vie sociale, vol. 28, n°. 4, 2019, pp. 121–133.