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Véronique De Keyser,
Présidente du Centre d'Action Laïque
Les personnes âgées, des sans droits ?
La covid-19 a amené dans les différents pays d’Europe une suspension de certaines libertés fondamentales, suspension légitimée par l’urgence sanitaire, mais qui ne pouvait être que proportionnelle au risque encouru, respectueuse du respect de la vie privée et surtout temporaire.
Parmi ces libertés suspendues, le droit d’association, le droit à l’éducation, à la culture, la liberté de circulation, etc. D’énormes sacrifices ont été demandés aux citoyens européens. Mais plus à certains qu’à d’autres. Les plus vulnérables ont été les plus touchés. Et parmi eux, les personnes âgées, placées dans des maisons de repos (MR) ou de repos et de soins (MRS), qui en Belgique ont capitalisé 2/3 des décès, suivant la statistique de juin 20201 . Une statistique quasi similaire est constatée chez les personnes placées en France, les EHPAD. Certes, dans la pyramide des âges, les personnes dites âgées sont nombreuses, leur état général est fragile, mais pas, selon les spécialistes, au point de justifier une telle hécatombe. Donc il faut s’interroger sur la pertinence et la forme du confinement qui leur a été imposé, et ce, pour beaucoup d’entre eux, sans réversibilité possible, puisque ce confinement s’est terminé par la mort – une mort en série, anonyme, indigne de nos démocraties.
Dans une récente enquête sur la crise humanitaire dans les maisons de repos (135 maisons de repos visitées) parue à la mi-juillet 2020, Médecins Sans Frontières Belgique pointe les divers facteurs qui interviennent dans cette mortalité. Je renvoie à ce rapport2 , en tous points remarquable. Mais je voudrais y ajouter quatre pistes de réflexion.
Première piste : la limitation de l’accès aux hôpitaux pour les personnes âgées et en particulier pour les résidents des MR ou MRS. En effet, dès le début de la crise, les hôpitaux ont limité considérablement, voire totalement, leur accès aux personnes venant des maisons de repos et parfois même aux personnes âgées de plus de 70 ans. Le « politiquement correct » fait que la limite de l’âge en tant que telle est très rarement évoquée dans les textes et les communications publiques mais le personnel hospitalier et les ambulanciers les évoquent ouvertement dès qu’on les interroge et les chiffres sont là : les transports de malades des maisons de repos vers les hôpitaux chutent dramatiquement dès le début de la pandémie, alors que les malades et les morts se multiplient dans les MR(S). Ce ne serait donc plus l’état d’un malade qui ouvrirait ou non son accès à des soins, mais la durée de vie qui lui resterait statistiquement, en termes de probabilité. L’ombre de l’eugénisme pèse sur de telles décisions, qui très vite, se fraient une voix dans le discours populaire et les réseaux sociaux. « Après tout, ils sont vieux. Ils ont fait leur temps. » Ce glissement inquiétant d’une discrimination par l’âge, s’il se vérifie, serait intolérable. D’autant qu’on en retrouve des traces dans les pays voisins.
(…) D’énormes sacrifices ont été demandés aux citoyens européens. Mais plus à certains qu’à d’autres. Les plus vulnérables ont été les plus touchés.(…)
Deuxième piste : la disparition du lien social et ses conséquences en termes de morbidité. Une partie de la surmortalité observée dans les maisons de repos ne provient pas du virus, mais du syndrome de « glissement », cet état de dépression profonde dû à l’absence de lien social et affectif. Nombre de résidents ont été affectés par ce syndrome quand ils ont été privés de visites et parfois confinés seuls dans une chambre pendant des semaines. Anorexie, perte de la réalité, perte des repères spatio-temporels, apparition d’hallucinations, pensées suicidaires : certains se sont laissés glisser dans la mort et ont lâché prise. Dans les MR(S), faute de temps des soignants débordés, et de moyens, l’isolement y a rarement été pallié par la technologie. La plupart des personnes âgées n’ont pas accès aux réseaux sociaux ou même à internet. Certaines, malvoyantes ou malentendantes, ne peuvent même pas se servir d’un téléphone. Leur solitude a été totale. Olivier Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles, l’a dit sans équivoque : « On sous-estime le rôle du lien social dans la longévité mais des études l’attestent : les personnes, totalement isolées (…), perçues comme des menaces potentielles par le personnel, perdent leurs habitudes et leurs rituels. La solitude peut amplifier les effets de l’épidémie3 ».
En proposant aux MRS un mode d’organisation accordant une place prépondérante aux relations interpersonnelles, le modèle scandinave Tubbe constitue, à cet égard, une piste intéressante. Grâce au soutien de la ministre de la Santé, Christie Morreale et de la Fondation Roi Baudouin, 36 MRS bénéficieront d’ailleurs dès cette rentrée d’un accompagnement pour le mettre en œuvre4.
Troisième piste : l’effet cluster du confinement. On observe une grande variabilité du nombre de décès dans les maisons de repos, et ce dans la même région, parfois dans le même village. Le confinement a protégé des établissements où personne n’était porteur du virus, mais il a créé un puissant bouillon de culture dans ceux où il y avait ne fût-ce qu’un cas positif. Enfermer les personnes âgées n’est donc pas nécessairement les sauver. Le rapport déjà cité de MSF à ce sujet propose des pistes organisationnelles et de gestion des MR(S) : gestion de l’hygiène, formation et soutien psychologique d’un personnel soignant admirable, mais exténué, désemparé, et en demande des connaissances nécessaires. Tous ces facteurs, qui auraient pu réduire la contagion, y compris les tests et le matériel de protection individuelle des soignants, étaient inexistants en début de crise. Les soignants se sont sentis livrés à eux-mêmes ce qui a conduit à des situations dramatiques. On peut et on doit les éviter demain.
Quatrième piste : l’absence d’accompagnement dans la mort, d’adieux des familles à leur mourant et de funérailles pour permettre aux familles de faire leur deuil. Les malades de la covid-19, qu’ils soient dans les hôpitaux ou dans les maisons de repos, sont trop souvent morts seuls. Sans accompagnement dans ce passage difficile. Certains hôpitaux ont pu travailler avec des bénévoles, des psychologues qui ont accompagné les malades. Mais ni les familles, ni les conseillers moraux n’ont été admis. Là encore les téléphones ont été utilisés pour pallier la solitude, mais quand l’état d’un patient s’aggrave, il devient très difficile de lui parler. Cette déshumanisation de la mort n’est pas justifiable par des exigences sanitaires. C’est un état de non droit inacceptable et non réversible. Et ce, alors que des mesures sanitaires ad hoc, identiques à celles du personnel soignant auraient pu être prises à l’égard des familles pour qu’elles accompagnent leur mourant, ce qui fut fait mais exceptionnellement. Les victimes de la covid-19 dans les MR(S) ont été dépossédées, en large partie de leur fin de vie, de l’adieu à leurs proches. Et il sera difficile à ces derniers de faire leur deuil. Le Centre d’Action Laïque travaille dès aujourd’hui à des rituels de funérailles post mortem pour adoucir la souffrance des familles.
En écrivant ces lignes, le Centre d’Action Laïque ne s’érige pas en tribunal populaire. Et il sait à quel point la tâche des politiques, en cette période troublée, a été et reste difficile. Mais il restera ferme sur la question des droits et des libertés. Les personnes placées dans des maisons de repos ne sont pas des sans droits. Elles n’ont pas été consultées sur les mesures destinées à les protéger et elles en ont subi les conséquences de plein fouet. Pour un grand nombre d’entre elles, cette privation de droits n’a pas été temporaire, mais définitive. Les droits des résidents sont un paramètre à prendre en compte dans tout modèle de limitation des échanges sociaux. Les vieux ne sont pas des biscuits qu’on range dans une boite en métal pour les conserver. Le deuxième paramètre à introduire, et il a été cruellement manquant dans les modèles, est l’effet pervers, voire mortifère d’un confinement durable sur la santé des résidents. La solitude tue. Et le troisième est le temps. Le temps des personnes âgées n’est pas celui des jeunes. On peut se dire que pour un jeune, six mois de confinement, c’est peu de chose : juste une expérience étrange qu’il racontera plus tard à ses enfants. Six mois pour une vieille personne, c’est énorme : parfois à peine le temps qui lui reste à vivre. Les modèles visant à réduire la propagation du virus sont des modèles quantitatifs. Mais la conquête des droits et des libertés a fait de la vie et de la mort des enjeux qualitatifs. Le risque de la covid-19 est de balayer ces acquis, de provoquer des explosions de violence et de faciliter le retour à des régimes autoritaires dans une Europe désemparée. Pour le Centre d’Action Laïque, c’est plus que jamais le moment d’affirmer les droits des plus vulnérables : dans ce domaine, il n’y a pas de période d’exception qui vaille. ♣♣♣
- 9 731 décès, dont 4 900 (64 % ) en MR et MRS, décédées dans des situations de détresse inimaginables. (statistiques Sciensano – juin 2020).
- Les laissés pour compte de la réponse de la covid-19. Partage d’expérience sur l’intervention de Médecins Sans Frontières dans les maisons de repos de Belgique. Juillet 2020, 31 p.
- http://www.vivreici.be/article/detail_le-syndrome-de-glissement-cet-etat-depressif-qui-pourrait-tuer-plus-de-personnes-agees-que-le-coronavirus?id=404021.
- https://morreale.wallonie.be/home/presse–actualites/publications/36-maisons-de-repos-wallonnes-vont-developper-le-modele-de-gestion-tubbe.publicationfull.html.