• François Dubet
    François Dubet
    professeur à l’Université de Bordeaux
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

La préférence pour l’inégalité

(texte réduit)

DUDH

Article 2

1. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.

2. De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.

Fran­çois Dubet est socio­logue, profes­seur à l’Université de Bordeaux et direc­teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Après des travaux sur les mouve­ments sociaux, le déter­mi­nisme des milieux popu­laires et le système scolaire, il s’intéresse aux inéga­li­tés et au senti­ment de justice. 

Salut & Frater­nité : Vous venez de publier La préfé­rence pour l’inégalité. Pour­quoi ce titre interpellant ?

Fran­çois Dubet : L’idée est assez simple. Nous vivons dans une période de recul. Nos pays sociaux-libé­raux capi­ta­listes ont forte­ment réduit les inéga­li­tés entre le début du XXe siècle et les années 80. L’écart entre les plus riches et les plus pauvres a alors quasi­ment été réduit par deux par le déve­lop­pe­ment de l’État-providence. (…) Ces dernières années, au contraire, nous vivons un renver­se­ment de tendance. Outre la muta­tion du capi­ta­lisme depuis les années 80, nous renon­çons à nous battre ou à agir pour l’égalité. Cet aban­don creuse les inéga­li­tés de salaire, d’accès aux études, aux soins de santé ou aux loge­ments. « Nous » avons choisi de ne pas jouer la carte de l’égalité scolaire. Par « nous », il faut aussi bien entendre les gouver­ne­ments que chacun d’entre nous. (…)

Ces dernières années, au contraire, nous vivons un renver­se­ment de tendance. Outre la muta­tion du capi­ta­lisme depuis les années 80, nous renon­çons à nous battre ou à agir pour l’égalité.

S&F : Qu’est-ce qui a causé ce mouvement ?

F.D. : Indi­vi­duel­le­ment, le citoyen a le souci de réduire les inéga­li­tés quand il se sent semblable aux autres. (…) D’un point de vue histo­rique, la réduc­tion des inéga­li­tés a été un long mouve­ment à une époque où les senti­ments de soli­da­rité et de frater­nité impré­gnaient forte­ment la société. Le premier point qui pous­sait alors les personnes à se soucier des autres est la vision de la société comme un orga­nisme dans lequel chacun occupe une posi­tion qui dépend de celle des autres : les paysans dépendent des ouvriers qui dépendent des patrons qui dépendent des employés, etc. C’était une image fonc­tion­nelle de la vie sociale. Le second point réside dans la vision de la poli­tique démo­cra­tique comme une repré­sen­ta­tion de la vie sociale. Ainsi, les ouvriers votaient à gauche, les patrons à droite. La poli­tique reflé­tait les rôles sociaux de chacun et de chacune. Troi­sième point, parti­cu­liè­re­ment en France : la société se regrou­pait autour de l’idée de « nation » formant une sorte d’identité homogène.

Ces trois éléments se sont frac­tion­nés aujourd’hui. L’économie a perdu sa nature d’intégration pour deve­nir plutôt une machine à exclure. La vie poli­tique est perçue par la moitié des citoyens comme corrom­pue ou inin­té­res­sante, à tel point que la majo­rité vote contre plutôt que pour un projet. Nous sommes dans des socié­tés pluri­cul­tu­relles : les personnes circulent, elles prennent les moyens de trans­ports modernes, les produits cultu­rels dépassent les fron­tières et le mélange marque nos socié­tés. Ces facteurs ont cassé les senti­ments natu­rels de soli­da­rité. L’enjeu aujourd’hui est donc d’apprendre à vivre avec des citoyens de plein droit qui ne sont pas cultu­rel­le­ment ou socia­le­ment identiques.

L’enjeu aujourd’hui est donc d’apprendre à vivre avec des citoyens de plein droit qui ne sont pas cultu­rel­le­ment ou socia­le­ment identiques.

S&F : Dans cette nouvelle société, quels sont les leviers pour recons­truire de la solidarité ?

F.D. : Pour refon­der le senti­ment de soli­da­rité, il est impé­ra­tif de refon­der la vie démo­cra­tique. Cela suppose une conscience du pouvoir poli­tique et une volonté de sa part : éviter le cumul des mandats, limi­ter ces derniers dans le temps, donner une repré­sen­ta­tion aux mino­ri­tés sociales ou lutter contre la corrup­tion. Les poli­tiques aujourd’hui sont ainsi coupables de ne pas avoir assez confiance en la démo­cra­tie et dans la capa­cité des citoyens à comprendre une situa­tion complexe quand elle leur est expliquée.
Les poli­tiques d’austérité cassent un peu plus les senti­ments de soli­da­rité. (…) Les déci­deurs poli­tiques choi­sissent de ne pas faire payer tous les acteurs en fonc­tion de leurs moyens, cassant ainsi les dernières miettes de senti­ment de soli­da­rité et alimen­tant l’illisibilité des systèmes de redis­tri­bu­tion dans la tête des citoyens.

Janvier 2015

Entretien publié dans Salut & Fraternité n° 88, L’égalité sociale, une question de choix, janvier-février-mars 2015, p.6.

Pierre Pétry
Président (1995-1997)

De l’importance de la solidarité

La première chose qui me vient à l’esprit en matière d’inégalité, c’est celle qui frappe le milieu scolaire. Le Centre d’Action Laïque s’est beaucoup investi dans ce domaine : deux congrès, de nombreuses rencontres et des publications. J’étais frappé par l’importance d’un enseignement public, gratuit et unique pour réduire les inégalités. À l’époque, rares sont les politiques qui ont travaillé sérieusement sur ce dossier alors qu’il est crucial en matière de bonne gestion publique.

Mais les sources d’inégalité ne se limitent pas seulement à l’enseignement. Par le passé, comme cela est bien expliqué par François Dubet, nous avons connu une période faste où des moyens conséquents ont été dégagés pour diminuer les inégalités. Depuis quelques années, la société fait machine arrière. La tendance
est plutôt à la diminution des moyens et au culte de l’argent pour faire de l’argent. L’humain tend à disparaître du tableau. Bien sûr, nous ne sommes pas revenus en Belgique aux conditions de travail du XIXe siècle que nous pouvons découvrir dans l’exposition En Lutte. Histoires d’émancipation, mais la
situation sociale au niveau mondial peut être catastrophique par endroit.

La question de la solidarité est centrale : si nous n’avons pas le sentiment de vivre avec les autres, de partager les mêmes objectifs, nous nous éloignerons de cette préférence pour l’égalité. Que ce soit en matière sociale, idéologique, de cultures ou d’idées, il est important de faire tomber les murs qui nous
séparent, créer un sentiment d’altérité pour que les uns et les autres puissent connaître et ressentir le vécu des autres. En cela le mouvement laïque, par ses actions et ses publications, pose des gestes indispensables au progrès pour l’ensemble de l’humanité.

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