• Marc Jacquemain
    Marc Jacquemain
    sociologue

Quel avenir pour le travail ?

(texte réduit)

DUDH

Article 23

1. Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.

2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.

3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.

4. Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Il n’est pas possible aujourd’hui de parler des inéga­li­tés sociales sans s’interroger sur le sens du travail. En effet, la figure contem­po­raine de l’inégalité, en tout cas – au sein des socié­tés déve­lop­pées –, c’est en prio­rité l’exclusion sociale. Et l’exclusion, on le sait, commence en premier lieu par la priva­tion de travail. 


Cette idée se retrouve d’ailleurs dans le petit texte qui a été proposé aux diffé­rents rédac­teurs de ce numéro afin de susci­ter leur réflexion : « Seule source de recon­nais­sance sociale, d’acquisition de la dignité et de construc­tion du sens de la vie, le travail pour­rait-il deve­nir à vos yeux une notion dépas­sée ? ». À cette ques­tion je ne vois qu’une réponse raison­nable : « Je l’espère. »

En effet, la ques­tion, y compris dans le côté exces­sif de sa formu­la­tion, exprime bien une des contra­dic­tions des socié­tés occi­den­tales d’aujourd’hui : c’est au moment où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la péren­nité du travail comme mode de parti­ci­pa­tion sociale ne paraît plus tota­le­ment garan­tie qu’on inves­tit symbo­li­que­ment le plus dans ce qu’il repré­sente. Notre société a, selon la belle formule de Domi­nique Méda1 « enchanté le travail », c’est-à-dire qu’elle l’a chargé de la quasi-tota­lité de ses « éner­gies utopiques ». Cette contra­dic­tion a des effets sociaux dévas­ta­teurs. Faire du travail la valeur cardi­nale de notre société, au moment même où il devient si diffi­cile, pour certains, de trou­ver à travailler, est tout saut inno­cent. Cela conduit en premier lieu à culpa­bi­li­ser ceux qui n’ont pas de travail et qui se sentent ainsi plus ou moins dési­gnés comme des « para­sites ». En second lieu, cela permet de faire pres­sion sur ceux qui en ont un et pour qui le pire serait de le perdre, ce qui contri­bue assu­ré­ment à les rendre moins regar­dants sur les condi­tions auxquelles ils vendent leur travail.

(…) c’est au moment où, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la péren­nité du travail comme mode de parti­ci­pa­tion sociale ne paraît plus tota­le­ment garan­tie qu’on inves­tit symbo­li­que­ment le plus dans ce qu’il représente.

Si l’on y réflé­chit bien, cette « obses­sion du travail » si carac­té­ris­tique de nos socié­tés contem­po­raines appa­raît a priori assez absurde au regard de la notion même de progrès telle que nous l’avons héri­tée de la philo­so­phie des Lumières. Car, au fond, qu’est-ce que le progrès, sinon la possi­bi­lité pour l’humanité d’assurer sa subsis­tance maté­rielle en y consa­crant le moins d’efforts possibles ? (…)

Quel est le sens du travail d’hier à aujourd’hui ? N’est-il pas aussi syno­nyme d’inclusion pour celui qui a un emploi et d’exclusion pour celui qui n’en a pas ? CC-BY-NC-SA Flickr​.com –Astrid Westvang

Prenons les choses par un autre bout : qu’est-ce que le progrès tech­nique sinon la possi­bi­lité crois­sante d’économiser le travail humain ? (…) De manière géné­rale, tout progrès tech­nique est toujours une façon de faire davan­tage de choses avec le même temps de travail ou la même chose avec moins de temps2. Dès lors, on voit bien que l’on est devant une contra­dic­tion fonda­men­tale : comment peut-on faire une valeur centrale du travail et recon­naître en même temps que le progrès consiste à l’économiser le plus possible3 ? Comment peut-on faire une valeur fonda­men­tale de quelque chose dont on cherche à réduire autant que possible la place dans notre vie ?

(…) comment peut-on faire une valeur centrale du travail et recon­naître en même temps que le progrès consiste à l’économiser le plus possible3 ? Comment peut-on faire une valeur fonda­men­tale de quelque chose dont on cherche à réduire autant que possible la place dans notre vie ?

Pour comprendre le para­doxe, il faut partir d’une idée de base : la plupart du temps, lorsque nous parlons de la place du travail dans la société et dans la vie humaine en géné­ral, nous utili­sons le même mot pour dési­gner des réali­tés diffé­rentes et qui ne se recoupent pas nécessairement.

Le mot « travail » désigne au moins trois choses diffé­rentes. En premier lieu, c’est la contri­bu­tion de chacun à la produc­tion sociale, en échange de quoi, il reçoit ses moyens de subsis­tance. On évoque alors le travail, en somme comme « facteur de produc­tion », pour employer le langage des écono­mistes. En second lieu, c’est un mode privi­lé­gié de parti­ci­pa­tion au réseau de rela­tions sociales qui consti­tue notre inté­gra­tion dans la société et nous y confère un statut. C’est alors le travail comme « emploi ». Enfin, c’est un mode parti­cu­lier de rela­tion au monde exté­rieur, à travers lequel nous nous expri­mons et nous nous réali­sons. On pour­rait appe­ler cela le travail comme « œuvre ».

Le problème fonda­men­tal est qu’il n’y a pas néces­sai­re­ment corres­pon­dance entre le travail comme facteur de produc­tion, le travail comme emploi et le travail comme œuvre. Ou, pour le dire dans les termes de l’économiste fran­çais Alain Lipietz4, un des théo­ri­ciens des « Verts », il n’y a pas néces­sai­re­ment corres­pon­dance entre les trois fonc­tions du travail, qui sont d’assurer un revenu , une recon­nais­sance sociale et une forme d’estime de soi.

Il est vrai que, dans nos socié­tés, le travail reste au centre du lien social mais cela ne suffit pas à justi­fier toutes les formes d’occupation : faire faire aux gens n’importe quoi n’est pas néces­sai­re­ment préfé­rable au chômage, surtout dans la durée.

(…) inves­tir le travail de tous nos « espoirs utopiques », c’est s’empêcher de réflé­chir, à plus long terme, sur la manière de réduire l’aliénation au sein de nos socié­tés, en diver­si­fiant les formes de construc­tion tant de la recon­nais­sance sociale, que de l’estime de soi.

En conclu­sion, une chose est de recon­naître que le travail est aujourd’hui — et sans doute encore pour un certain temps — le premier facteur de lien social et donc que, pour n’exclure personne de ce lien, il est essen­tiel de répar­tir le mieux possible le travail exis­tant ; une autre chose est de faire du travail un idéal pour toute société possible en le défi­nis­sant comme « seule source de recon­nais­sance sociale, d’acquisition de la dignité et de construc­tion du sens de la vie ». Je pense au contraire qu’investir le travail de tous nos « espoirs utopiques », c’est s’empêcher de réflé­chir, à plus long terme, sur la manière de réduire l’aliénation au sein de nos socié­tés, en diver­si­fiant les formes de construc­tion tant de la recon­nais­sance sociale, que de l’estime de soi.


  1. Domi­nique Méda (1995) : Le travail, une valeur en voie de dispa­ri­tion, Paris, Hachette, coll. Pluriel.
  2. Dans de nombreuses circons­tances, bien sûr, le progrès tech­nique élar­git égale­ment la gamme de ce qu’il est possible de faire. Par exemple, la télé­vi­sion ou l’ordinateur. Mais on peut aussi les voir comme des écono­mi­seurs de temps en matière de communication.
  3. Ques­tion qui est au fond celle que pose André Gorz à travers tous ses ouvrages depuis le début des années 80 : Adieu au prolé­ta­riat (1961), Méta­mor­phoses du travail – Quête du sens (1986) et Misère du présent, richesse du possible (1995).
  4. En disant cela, Lipietz suppose impli­cite ment que le travail comme « facteur de produc­tion » et que le travail comme « moyen de gagner sa vie » sont une seule et même chose. Or préci­sé­ment, une des discus­sions les plus impor­tantes aujourd’hui est de voir s’il n’est pas utile de décou­pler— au moins partiellement—les deux aspects : c’est notam­ment toute la ques­tion de l’allocation univer­selle, que je n’aborde pas dans le cadre de ce petit texte. Merci à Michel Laffut d’avoir attiré mon atten­tion sur ce « glis­se­ment sémantique ».
MARS 2000 - N°32

Publié dans Salut & Fraternité n° 32, Refuser l’inacceptable, 31 mars 2000, p.4.

Robert Moor
Président (Depuis 2015)

Construire une vie qui a du sens

La vie ne se résume pas au travail, Marc Jacquemain en parlait bien, mais je pense que l’emploi est une notion importante. Il permet de gagner sa vie, de trouver un réseau social où s’épanouir. Il reste ainsi pour moi un élément essentiel dans la vie de chacun. Et quand la retraite sonne, il est encore possible de « travailler » bénévolement au sein d’une association telle que le CAL et de s’y épanouir. « Se creuser les méninges », penser, écrire, lire, dessiner, découvrir, c’est aussi une autre manière de considérer le terme travail, davantage centré sur soi-même.

Pour en revenir au travail dans son acception classique, le drame, ce sont les nombreuses personnes qui en sont privées et qui sont poussées à la marge de notre société. Les pistes de solution existent pourtant afin de permettre à tous de disposer des bases pour vivre dans la dignité au sein d’une société solidaire : la réduction du temps de travail avec embauches compensatoires, l’allocation universelle en font partie.

Aussi, à l’heure où la question de l’austérité budgétaire prend de plus en plus d’ampleur, il est sain de se questionner sur la mise à mal de notre système de sécurité sociale alors que l’évasion fiscale, voire la fraude, est devenue un sport national et international, privant la collectivité de nombreux leviers de redistribution.

Le CAL a réfléchi et débattu sur le sujet à de nombreuses reprises. Lors de rencontres-débats, de matinées de réflexion, de conférences et d’animations, il défend la solidarité comme l’une des valeurs cardinales de son action. Pour aller en ce sens, l’exposition En Lutte. Histoires d’émancipation, inaugurée en 2016, nous explique comment la solidarité ouvrière s’est imposée dans un contexte de grand développement  économique en Wallonie.

Ces questions prennent une dimension particulière au regard des inégalités criantes au niveau international. L’actualité nous montre encore les conditions de travail effroyables, notamment dans le monde du textile, auxquelles sont soumis les travailleurs. La laïcité organisée continue ainsi à réfléchir sur cette question et à imaginer des pistes pour que chacun, au sein de la société mondialisée, puisse être respecté dans son travail. L’action syndicale au niveau international, l’établissement de cahiers de charge  éthiques pour l’entrée des produits, les campagnes de presse dénonçant les abus, la mise en avant du  commerce équitable constituent quelques-unes des pistes à développer au sein de notre pays pour rendre  sa dignité au travail de tous les citoyens du monde !

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