• Michel Verbiest
    Michel Verbiest
    enseignant

La démocratie à réinventer

(texte réduit)

DUDH

Article 21

1. Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis.

2. Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays.

3. La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote.

Centré sur la problé­ma­tique de l’exclusion, le numéro de septembre 1993 de Salut & Frater­nité a mis en lumière l’importance crois­sante que prend ce phéno­mène dans la civi­li­sa­tion post-indus­trielle. (…) Il est bien vrai que la seule voie pour sortir de cette dange­reuse tendance à la rupture est une action volon­taire et massive qui conduise à défi­nir un nouveau contrat social. Bien entendu, cela n’a rien à voir avec les actuelles manœuvres qui, prenant prétexte de la situa­tion de crise, ne visent qu’à renfor­cer l’inégale répar­ti­tion des efforts à consen­tir, sous couvert d’un hypo­thé­tique réta­blis­se­ment de la compé­ti­ti­vité de « nos » entreprises.


La recherche d’un nouveau contrat social postule la défi­ni­tion d’un véri­table projet de société. Ce dernier ne sera vrai­ment démo­cra­tique que s’il place l’humain au centre de ses préoc­cu­pa­tions et remet l’économie à la place, indis­pen­sable mais péri­phé­rique, qui devrait être la sienne. Un projet de société démo­cra­tique ne peut être que démo­cra­ti­que­ment élaboré. Cela implique une confiance justi­fiée de tous dans le système, une infor­ma­tion claire et une trans­pa­rence des prises de décision.

Un projet de société démo­cra­tique ne peut être que démo­cra­ti­que­ment élaboré. Cela implique une confiance justi­fiée de tous dans le système, une infor­ma­tion claire et une trans­pa­rence des prises de décision.

Pour­tant, une série de dysfonc­tion­ne­ments peuvent compro­mettre un projet démo­cra­tique. Les quelques exemples qui suivent consti­tuent quelques signaux d’alarme qui devraient nous mettre en garde contre une dérive du système.

La déli­ques­cence du système représentatif

À la fin des années 70, déjà, une étude du Profes­seur De Wach­ter montrait que la plupart des mesures impor­tantes prises en Belgique, l’étaient par cinq grands déci­deurs : le Premier ministre, les Prési­dents des grands partis, les Prési­dents de syndi­cats, le Président de la Fédé­ra­tion des Entre­prises de Belgique et le Gouver­neur de la Banque nationale.
Il n’est fait mention ni des Parle­men­taires, ni même des Ministres autres que le Premier. Ils appa­raissent ainsi comme des exécu­tants réduits à enté­ri­ner et appli­quer des déci­sions prises sans eux. (…).

L’hypertechnicité du langage poli­tique et l’absence de rôle péda­go­gique chez certains politiques

Ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment. Bien éloi­gné des règles de l’art poétique, le jargon poli­tique échappe de plus en plus à la compré­hen­sion des citoyens. Le phéno­mène prend de telles propor­tions qu’il est même des manda­taires euro­péens, parmi les plus rompus aux arcanes des textes juri­diques et admi­nis­tra­tifs pour esti­mer que certains articles du Traité de Maas­tricht sont pour le moins obscurs. Faut-il, dès lors, s’étonner du désin­té­rêt mani­festé par certains à l’égard de la vie politique ? (…)

La média­ti­sa­tion du débat politique

La multi­pli­ca­tion des débats média­ti­sés donne l’illusion d’une publi­cité démo­cra­tique de la vie poli­tique. Mais l’illusion seulement.

Les idées sont réduites à des simpli­fi­ca­tions cari­ca­tu­rales (…) On assiste à une dérive vers la poli­tique spec­tacle. Les débats poli­tiques tournent à des joutes oratoires. Le contenu n’y a que peu d’importance. Ce qui prime, c’est l’esprit de répar­tie, la recherche de la phrase cinglante, de la formule origi­nale, la capa­cité d’un inter­ve­nant de char­mer le public en discré­di­tant le contra­dic­teur. Une variante de la corrida.

L’attentisme, le manque d’initiative

Il est vrai que la norme consacre souvent un consen­sus social bien établi. Mais selon ce critère, que serait-il advenu de la dépé­na­li­sa­tion de l’avortement, de l’abolition de la peine de mort ? La prudence est louable si elle ne confine pas au calcul stra­té­gique. Le risque serait de mener une poli­tique dictée par les sondages.

Le dialogue entre les manda­taires et les élec­teurs : la double inconsistance

Situa­tion para­doxale. Que de fois les poli­tiques ne se voient-ils pas repro­cher leur langue de bois, leurs fausses promesses, leur dupli­cité. On pour­rait en conclure que le peuple veut la vérité ? Pas du tout.

Les Cassandre n’ont pas la cote d’amour et un beau mensonge est plus excu­sable qu’une vérité désagréable.

Ainsi s’installe une espèce de masca­rade entre les citoyens et les poli­tiques, un « Je suis sincère, moi non plus », jeu patho­lo­gique de la double incons­tance par consen­te­ment mutuel.
Personne n’est dupe. L’électeur sait que le poli­tique ment, ou tout au moins, cache une partie de la vérité. Le poli­tique sait tout aussi bien que l’électeur ne croit pas un mot de ce qu’il raconte ; mais il sait encore mieux que s’il tenait un discours plus franc, il serait balayé aux élec­tions. Pour cette raison, les poli­tiques sont tout heureux de présen­ter les mesures de restric­tion comme recom­man­dées par des experts et des socié­tés d’audit ou encore comme dictées par le Fonds Moné­taire International.

Alors qui est respon­sable de cette situa­tion, les citoyens ou les poli­tiques ? Ni les uns ni les autres et tous à la fois. (…)

La croyance que les clivages socio-poli­tiques ­tradi­tion­nels ont disparu

Dans La Soft Idéo­lo­gie, Fran­çois-Bernard Huyghe et Pierre Barbès écrivent : « Droite et gauche ne se divisent, et encore, que sur les moyens de réali­ser les mêmes valeurs. Les temps sont durs, les idées sont molles. Brico­lée avec les restes intel­lec­tuels des décen­nies précé­dentes, la soft idéo­lo­gie mêle gestion conser­va­trice et rêves soixante-huitards, idées confuses et mora­lisme vague. Elle assure un consen­sus apathique sur l’essentiel1. »

Mais n’y a‑t-il pas confu­sion entre l’estompage des carac­té­ris­tiques essen­tielles qui diffé­ren­ciaient les partis et l’état réel d’une société de plus en plus duale ? L’absence de typo­lo­gies poli­tiques bien distinctes donne à croire qu’il n’y a plus d’oppositions sociales et que, les résul­tats supplan­tant les prin­cipes, les idéo­lo­gies ont défi­ni­ti­ve­ment laissé la place au prag­ma­tisme. D’ailleurs les anta­go­nismes sociaux, pour­tant bien réels, trouvent-ils encore leur lice dans le champ politique ?

Si, dans les diffé­rents pays qui nous entourent, quels que soient les partis au gouver­ne­ment, on retrouve quasi­ment les mêmes types de gestion, ne faut-il pas voir là le signe de la faible marge de manœuvre lais­sée aux politiques ?

Parce qu’elle est le système le plus équi­table, nous la perce­vons comme une tendance natu­relle et éter­nelle. Or, la démo­cra­tie est jeune, fragile.

Et cette inter­ro­ga­tion en appelle immé­dia­te­ment une autre : si ce ne sont pas les poli­tiques, qui détient le pouvoir ?
Le drame de la démo­cra­tie, c’est de plaire à l’esprit. Parce qu’elle est le système le plus équi­table, nous la perce­vons comme une tendance natu­relle et éter­nelle. Or, la démo­cra­tie est jeune, fragile. Nous nous offen­sons, avec raison, quand, quelque part, elle est bafouée. Cela nous appa­raît comme une incon­gruité. Pour­tant, elle est si rare que nous devrions l’admirer là où elle existe, la soute­nir et l’amplifier. La démo­cra­tie n’est pas un état natu­rel mais une lutte, un combat perma­nent contre les égoïsmes des uns, la lassi­tude et le renon­ce­ment des autres.


  1. Fran­çois-Bernard HUYGHE et Pierre BARBES, La Soft idéo­lo­gie, Laffont, 1987
Décembre 1993 - N°7

Publié dans Salut & Fraternité n° 7, La démocratie. À réinventer, 31 décembre 1993, p.3.

Pierre Pétry
Président (1995-1997)

Il faut donner des clés aux citoyens

L’article dont il est question ici date de 1993 : il a presque un quart de siècle. Ce qui est frappant, c’est la terrible actualité de l’analyse sur notre système démocratique. Peut-être la situation est-elle même plus grave aujourd’hui ?

Je suis d’ailleurs particulièrement préoccupé par le rôle joué par l’information dans le débat  démocratique. Les médias ont une lourde responsabilité. Elle est même plus dommageable aujourd’hui qu’au moment où l’article a été rédigé. Michel Verbiest parlait des médias traditionnels : la télévision, la presse écrite, la radio. Avec l’avènement des réseaux sociaux, l’information tous canaux confondus, s’est enfoncée encore plus dans une démarche simplificatrice et réductrice à l’extrême. Il est inquiétant de constater que ce phénomène va de pair avec une explosion des propos de haine et de rejet dans le débat public.

Aussi, la question du dialogue entre les mandataires et les électeurs reste également un point très actuel. Le processus électoral se base sur la promotion d’un programme qui devrait définir les actions effectives des politiques pendant leur gouvernance. Malheureusement, il manque encore une évaluation en fin de mandat pour comparer les propositions affichées avant les élections et les actions réellement menées. Mais la critique, utile bien entendu, doit aussi s’accompagner d’une reconnaissance des différentes contraintes des politiques. La critique simpliste n’aide pas la bonne marche du débat public.

Le peuple devrait aussi être en mesure de participer davantage à la décision publique. Il ne dispose certes
pas d’emblée de toutes les expertises et de toutes les compétences mais il peut être accompagné, informé, éduqué pour assumer ce rôle essentiel dans une démocratie. Le CAL mène d’ailleurs des actions en ce sens au niveau local et vis-à-vis du monde de l’éducation. Ces moments de réflexion permettent de mettre en perspective la technicité du langage politique auprès de publics divers. Même au niveau du contexte général, nombreux sont les citoyens à ne pas détenir les clés du fonctionnement institutionnel dans notre pays. Les moyens d’expliquer notre société, le fonctionnement de nos institutions, les enjeux devraient être une priorité pour nos politiques. Laisser les citoyens dans l’ignorance, c’est la porte ouverte à tous les extrémismes.

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