• Pascal Durand
    Pascal Durand
    professeur ordinaire au Département des Arts et Sciences de la Communication de l’ULiège

Censure invisible et pression de conformité médiatique

(texte réduit)

DUDH

Article 19

Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

Parler de censure dans les démo­cra­ties libé­rales, où la liberté de la presse est garan­tie par la loi, peut paraître inuti­le­ment para­doxal. Bien mal informé pour­tant celui qui tien­drait que les faits de censure appar­tiennent au passé le plus obscurantiste. 

Tous les textes affir­mant la liberté de presse et de publi­ca­tion prévoient en même temps la possi­bi­lité de répri­mer ses abus. La censure, au sens clas­sique du terme, est donc bien restée en puis­sance jusqu’à nous, même si son lieu et ses moda­li­tés se sont dépla­cés, tenant bien plus souvent d’une action possible après publi­ca­tion que d’un contrôle préalable.

La censure, au sens clas­sique du terme, est donc bien restée en puis­sance jusqu’à nous, même si son lieu et ses moda­li­tés se sont dépla­cés, tenant bien plus souvent d’une action possible après publi­ca­tion que d’un contrôle préalable.

Ce n’est pas cette censure visible, spec­ta­cu­laire dans sa rareté même, que je pense impor­tant de mettre en lumière, mais plutôt une censure que j’ai quali­fiée d’invisible, en ce qu’elle est un effet spon­tané de mise en forme et de mise aux normes produit par les struc­tures de l’univers social ou profes­sion­nel auxquelles tout agent indi­vi­duel, en s’y trou­vant comme un pois­son dans l’eau, adhère de toute la force de la socia­li­sa­tion qu’il y a connue (voir La Censure invi­sible, Actes Sud, 2006). Pres­sion constante de confor­mité, cette censure consiste plus préci­sé­ment dans le fait, pour le dire vite, que toute produc­tion de discours comme toute appré­hen­sion du monde sont déter­mi­nées par des cadres de percep­tion, de pensée et de construc­tion du propos, qui vont limi­ter préa­la­ble­ment l’espace du pensable et du repré­sen­table et gouver­ner la mise en forme de ce qui sera pensé et commu­ni­qué. Toute parole, autre­ment dit, est déter­mi­née par diffé­rentes normes micro­so­ciales plus ou moins impli­cites autant que par un contexte. (…) Mieux vaut tenter de se repré­sen­ter ce cadre, par un retour de la pensée sur ses propres condi­tions, si l’on veut contrô­ler les effets de déter­mi­na­tion dont il est gros.

La censure ne s’exprime que très rare­ment par la contrainte : elle se dilue dans le cadre infor­mel de celles et ceux qui conçoivent l’information.

La remarque et l’exigence qui en découle valent pour tout locu­teur, quel que soit son champ d’appartenance ; elles valent a fortiori pour ces profes­sion­nels de la parole publique que sont les jour­na­listes. Ceci tient, bien évidem­ment, à l’immense respon­sa­bi­lité sociale qui leur incombe, dont chacun convient en rappe­lant peut-être trop rituel­le­ment qu’ils repré­sentent, en démo­cra­tie, le « quatrième pouvoir ». Il est moins banal de rappe­ler que la presse n’est pas une insti­tu­tion comme les autres. Elle est l’institution par laquelle toutes les insti­tu­tions sont parlées et portées à la connais­sance du public : de quoi il s’ensuit que les formes de vision et de construc­tion de la réalité inhé­rentes au champ jour­na­lis­tique, de même que les trans­for­ma­tions dont celui-ci fait l’objet, sont poten­tiel­le­ment porteuses d’effets en dehors de ce champ — sur les lecteurs ordi­naires sans doute, mais surtout sur les déci­deurs et l’ensemble des insti­tu­tions que la presse prend pour sujet. Une presse sensa­tion­na­liste tendra, par exemple, à sensa­tion­na­li­ser en retour la vie poli­tique, le marché de l’édition ou encore l’espace univer­si­taire, par des effets de boucle dont nous sommes témoins jour après jour. La person­na­li­sa­tion du débat poli­tique, favo­ri­sée par la percep­tion indi­vi­dua­liste du monde social qui est l’une des compo­santes de l’habitus jour­na­lis­tique, consti­tue de la même façon, à un autre niveau, un puis­sant vecteur de dépo­li­ti­sa­tion, lais­sant d’un côté un boule­vard ouvert aux discours les plus déma­go­giques et condui­sant, de l’autre, à placer hors de discus­sion, au profit de querelles d’experts d’accord au moins sur l’essentiel, les véri­tables débats de fond néces­sai­re­ment contra­dic­toires qui devraient être abor­dés dans une vie démo­cra­tique normale : quel projet de société ? Quelle limite fixer à l’extension de la logique du marché ? Comment retrou­ver sans popu­lisme ni accu­sa­tion de popu­lisme le lien avec la souve­rai­neté popu­laire qui est au prin­cipe de la démocratie ?

L’existence sous certains régimes (Tuni­sie, Iran, Chine) d’une censure d’État aussi forte qu’arbitraire, pour évidente qu’elle soit, ne doit donc pas conduire à bais­ser la garde dans nos pays démo­cra­tiques. La démo­cra­tie, vue comme proces­sus jamais achevé et toujours suscep­tible de régres­sion, trouve en effet son répon­dant du côté d’une liberté d’expression qui, bien que garan­tie en droit, reste toujours à conqué­rir contre les faits de contrainte peu sensibles qui tendent à la réduire. Toute parole étant déter­mi­née par des cadres, le plus grand danger est de mini­mi­ser les pres­sions de confor­mité que ces cadres font peser sur la parole. C’est pour­quoi on devrait s’en remettre, en matière de vigi­lance jour­na­lis­tique, non pas seule­ment à une déon­to­lo­gie ou à une éthique des médias, néces­sai­re­ment désar­mées devant des contraintes qui ne sont guère senties, mais plus fonda­men­ta­le­ment à une réflexi­vité du discours de l’information. Réflexi­vité en ce cas sociale plus que morale, dans la mesure où elle porte­rait sur les méca­nismes de produc­tion de l’information et sur la rela­tion que ces méca­nismes entre­tiennent tant avec le monde social en géné­ral qu’avec le champ propre­ment jour­na­lis­tique, dans sa struc­ture interne comme dans ses corré­la­tions diverses avec la poli­tique et l’économie.

L’information — ce lubri­fiant du capi­tal, selon le mot de Marx — a toujours été sous contrôle et a toujours été une marchan­dise autant qu’un instru­ment de pouvoir. Dans nos démo­cra­ties libé­rales, ce contrôle paraît moins poli­tique désor­mais qu’économique.

L’information — ce lubri­fiant du capi­tal, selon le mot de Marx — a toujours été sous contrôle et a toujours été une marchan­dise autant qu’un instru­ment de pouvoir. Dans nos démo­cra­ties libé­rales, ce contrôle paraît moins poli­tique désor­mais qu’économique. Le fait que la grande presse soit, notam­ment et par excel­lence en France, imbri­quée dans de grands groupes indus­triels ne fait pas seule­ment d’elle une indus­trie visant au profit. Cette imbri­ca­tion produit aussi des effets poli­tiques et contri­bue à l’imposition géné­rale, et d’abord auprès des édito­ria­listes vedettes, d’un sens poli­tique commun acquis aux vertus du libre-échange et de l’utilitarisme. Rien en effet de plus effi­cace dans l’imposition d’une pensée de marché qu’une presse de marché. Le cas fran­çais montre presque cari­ca­tu­ra­le­ment aujourd’hui que ce méca­nisme propice à des effets d’inculcation idéo­lo­gique géné­rale est comme redou­blé, à divers égards, par la domi­na­tion exer­cée sur les médias domi­nants par des indus­triels de l’armement (Lagar­dère, Dassault) ou spécia­li­sés dans les travaux publics (Bouygues). Pour ces indus­triels, dont l’activité dépend de gros contrats d’État, ces médias repré­sentent non seule­ment des moyens de ratio­na­li­sa­tion publique des poli­tiques dont ils ont besoin pour se déployer au moindre coût, mais aussi des vecteurs d’action sur le person­nel d’État : appa­raître à la télé­vi­sion, béné­fi­cier du soutien des grands médias consti­tuent des ressources impor­tantes dans le jeu poli­tique. Les indus­triels de l’armement et des travaux publics ayant besoin des poli­tiques, les poli­tiques ayant besoin des médias aux mains de ces mêmes indus­triels : il y a là un cercle vicieux dont nos démo­cra­ties ont tout lieu, il me semble, de s’inquiéter.

octobre 2010 - N°71

Publié dans Salut & Fraternité n° 71, Festival des Libertés 2010 : l’uniformisation en question, octobre - novembre - décembre 2010, p. 3.

Hervé Persain
Président (2006-2011)

Retrouver une presse libre et critique !

Ce texte a été écrit en 2010 et les réseaux sociaux, s’ils existaient déjà, n’avaient pas encore connu leur essor actuel. Ils n’ont de cesse d’influencer l’opinion ambiante. Tout le monde s’y prend pour un journaliste. C’est aussi le règne des fake news, des opinions extrêmes sans aucun contrôle, des informations publiées sans recoupement ni vérification. C’est précisément le rôle des journalistes d’apporter leur regard critique, leur capacité d’analyse pour distinguer le vrai du faux. Malheureusement certains d’entre eux crient avec les loups, sans respect de la déontologie, pour vendre leur marchandise. Ils subissent les choix imposés par une attente de rentabilité, puisque les financiers ont pris le pouvoir dans les rédactions. Il faut sortit du cadre, du politiquement correct. D’où l’importance du subventionnement de la presse pour qu’elle garde son indépendance et joue son rôle de quatrième pouvoir. Certains journalistes font toutefois très bien leur boulot : ils osent lancer des alertes, mais à quel prix ?

Autre déviance du journalisme et de la politique : le phénomène de « pipolisation » du débat politique. Je défends une priorité aux idées plutôt qu’aux egos. Or la presse parle davantage des personnes que des idées. Je regrette ce vedettariat, comme dans le ­show-biz.

En ce qui concerne le projet de société et les limites à fixer à la logique de marché, les politiques doivent retrouver leur rôle dans leurs instances respectives, locales, nationales et internationales, sans se laisser manipuler par les lobbies financiers et commerciaux. L’Europe doit se libérer des stratégies de libre échange et des règles dictées par les marchés financiers et le système capitaliste : je n’y vois aucun bénéfice en retour pour le bien commun.

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