• Dominique Roynet
    Dominique Roynet
    médecin généraliste, chargée de cours à l’ULB et administratrice militante du GACEHPA
Propos recueillis par Charlotte Collot

Oser changer le discours !

Domi­nique Roynet a créé le plan­ning fami­lial de Roche­fort où elle consulte toujours et elle forme des étudiants en méde­cine à la pratique de l’IVG. Selon elle et malgré la loi, l’avortement véhi­cule toujours une image néga­tive. Il est temps de chan­ger le regard porté sur cette pratique qui libère un grand nombre de femmes.

Salut & Frater­nité : L’avortement est souvent décrit comme une étape doulou­reuse dans la vie d’une femme, psycho­lo­gi­que­ment et physi­que­ment. Est-ce le cas ?

Domi­nique Roynet : En 37 ans, j’ai prati­qué des milliers d’avortements. Chez nous, en Belgique (il faut toujours bien le préci­ser), pour la majo­rité des femmes, c’est un soula­ge­ment. L’avortement est un évène­ment dans l’histoire de la fécon­dité d’une femme. Si elles arrivent avec des inquié­tudes, avec un senti­ment de culpa­bi­lité, c’est essen­tiel­le­ment parce qu’elles ont l’impression de faire quelque chose de mal. L’avortement reste connoté comme un échec et cela aussi entraine de la culpa­bi­lité ; notre société supporte mal les échecs, surtout quand tout est prévu pour les éviter (l’éducation sexuelle, la ­contra­cep­tion etc.).

(…) pour la majo­rité des femmes concer­nées, si on arri­vait à porter sur l’avortement un regard plus « léger » et que l’on en dédra­ma­ti­sait les consé­quences psycho­lo­giques, elles le vivraient beau­coup mieux.

Je dis souvent aux patientes : « si vous êtes enceinte, ça prouve que vous êtes sexuel­le­ment active, en bonne santé et féconde. Ce ne sont que des bonnes nouvelles. » La gros­sesse est un problème, l’avortement sera la solu­tion. Atten­tion, je ne parle pas des gros­sesses consé­cu­tives à un viol ou à des situa­tions extrê­me­ment violentes que vivent beau­coup de femmes à travers le monde, y compris en Belgique. Il y a aussi les patientes ambi­va­lentes pour lesquelles la déci­sion est diffi­cile. Mais pour la majo­rité des femmes concer­nées, si on arri­vait à porter sur l’avortement un regard plus « léger » et que l’on en dédra­ma­ti­sait les consé­quences psycho­lo­giques, elles le vivraient beau­coup mieux.

Nos propres collègues prati­ciens de l’avortement parlent de l’importance du soutien apporté aux femmes qui traversent cette « épreuve doulou­reuse ». Se rendent-ils compte qu’ils nour­rissent le fonds de commerce des anti-choix ? Les séquelles psycho­lo­giques de l’avortement sont deve­nues un cheval de bataille pour ces oppo­sants à la liberté. Ces derniers aiment égale­ment élucu­brer sur des séquelles physiques liées à l’interruption volon­taire de gros­sesse : infé­con­dité possible, perte de plai­sir sexuel, etc. Autant d’arguments infon­dés et inexacts.

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Simon Blackley

S&F : On remarque une recru­des­cence du discours anti-avor­te­ment. Que peut-on faire pour éviter une régression ?

D.R. : Il faut oser bana­li­ser l’accès à l’avortement et diffu­ser massi­ve­ment ce discours (sites Inter­net, folders, confé­rences, commu­ni­ca­tion vers les ensei­gnants, méde­cins, asso­cia­tions de femmes, etc.). Dire aussi que l’avortement est quelque chose de normal dans la vie de la fécon­dité d’une femme. Quelle femme va pouvoir gérer sa fécon­dité 365 jours par an, de 15 ans à 50 ans ? Pour chan­ger les menta­li­tés du grand public, chan­geons d’abord celles des gens influents, c’est-à-dire les méde­cins, les ensei­gnants, les étudiants, les jour­na­listes, et celles des prati­ciens eux-mêmes.

S&F : Existe-t-il des pratiques hors cadre légal ? Si oui, quelles sont-elles ?

D.R. : En Belgique, il y a plus de 5 000 avor­te­ments par an qui sont faits sous le couvert de « cure­tage ». Donc hors cadre. Cela se passe dans les hôpi­taux dits « objec­teur de conscience » qui ne veulent pas décla­rer qu’ils font un avor­te­ment. Ils n’acceptent pas que l’interruption de gros­sesse ait pour cause l’avortement. Ils trouvent alors des prétextes divers : menace de fausse-couche, gros­sesse anor­male ou non évolu­tive, etc. Mais la tech­nique chirur­gi­cale est la même. Quand on regarde les statis­tiques de l’INAMI de ces 20 dernières années, c’est-à-dire depuis les recen­se­ments de la commis­sion natio­nale d’évaluation1, on voit que le nombre d’avortements augmente et le nombre de cure­tages dimi­nue. Mais quand on fait le total des deux, on arrive au même chiffre, c’est-à-dire, à peu près 40 000.

S&F : Sortir l’avortement du Code pénal peut-il aider à faire évoluer les mentalités ?

D.R. : C’est évidem­ment une démarche posi­tive en ce sens. Ce n’est pas du tout la même chose de faire quelque chose d’interdit, sauf si on respecte un cadre légal très strict, comme c’est le cas pour le moment, ou de faire quelque chose de complè­te­ment auto­risé à condi­tion, bien entendu, que ce soit fait dans de bonnes conditions.

Depuis toujours, je milite pour la dépé­na­li­sa­tion totale de l’avortement. La sortie du Code pénal était une reven­di­ca­tion initiale, déjà en 1990. La loi actuelle est une loi de compro­mis. Cette reven­di­ca­tion n’est donc pas neuve. Mais ça fait 35 ans qu’on nous répond que ce n’est poli­ti­que­ment pas le moment. Pour­quoi ? Parce que cela dérange le poli­tique, parce que c’est un sujet qui reste polé­mique et tabou.


  1. Créée en 1990, la commis­sion évalue l’application des dispo­si­tions légales rela­tives à l’interruption de gros­sesse, sur base de données statis­tiques et de rapports annuels remis par les méde­cins et insti­tu­tions concernés.
< Retour au sommaire