• Isabelle Rorive
    Isabelle Rorive
    professeure à la Faculté de droit de l’ULB
  • Pierre-Arnaud Perrouty
    Pierre-Arnaud Perrouty
    directeur de la Cellule Europe et International du Centre d’Action Laïque

Des morts sur la conscience

Elle s’appelait Valen­tina Milluzzo, elle avait 32 ans. Le 16 octobre dernier, elle est morte de septi­cé­mie dans un hôpi­tal de Sicile. Enceinte de 19 semaines de jumeaux dont l’un était en souf­france respi­ra­toire, le méde­cin a refusé l’avortement théra­peu­tique tant qu’il pouvait entendre battre le cœur d’un des fœtus. Alors que la loi italienne lui permet­tait pour­tant d’intervenir, le méde­cin a invo­qué une clause de conscience.

Ce cas tragique en rappelle un autre en 2012, en Irlande, où une femme avait perdu la vie dans des condi­tions simi­laires, provo­quant un énorme scan­dale et un assou­plis­se­ment rela­tif de la loi sur l’avortement. S’ils ne sont heureu­se­ment pas tous aussi drama­tiques, les cas d’objection de conscience se multi­plient en Europe et dans le monde : des méde­cins refusent de prati­quer l’avortement, des théra­peutes refusent de rece­voir des couples de même sexe, des phar­ma­ciens refusent de déli­vrer la pilule du lende­main, des exploi­tants hôte­liers refusent les couples de même sexe, etc. Et il serait bien naïf de croire que ce sont des cas isolés. On peut même affir­mer qu’il s’agit d’une stra­té­gie globale et concer­tée de l’Église catho­lique et d’autres groupes reli­gieux pour tenter de contour­ner des lois qu’ils désapprouvent.

L’objection de conscience est le fait pour une personne de refu­ser de poser un acte qui serait contraire à sa conscience, pour des raisons morales ou reli­gieuses. Histo­ri­que­ment, le concept a été déve­loppé en rela­tion avec le service mili­taire. Plus récem­ment en Europe, les lois portant sur des sujets sensibles comme l’avortement ou l’euthanasie contiennent géné­ra­le­ment une clause de conscience qui permet au méde­cin de refu­ser de poser ce type d’actes à certaines condi­tions. Or ces clauses, fruits de compro­mis poli­tiques, peuvent poser problème lorsque trop de méde­cins l’invoquent. Ainsi en Italie, plus de 80 % des méde­cins se déclarent objec­teurs. Le chiffre atteint 87 % en Sicile et même plus de 90 % dans la région de Rome, ce qui pose évidem­ment problème pour les femmes cher­chant à avor­ter mais égale­ment pour les méde­cins qui l’acceptent et qui sont débor­dés. L’Italie vient d’ailleurs être condam­née à deux reprises, en 2013 et en 2016, par le Comité des droits sociaux du Conseil de l’Europe pour défaut de garan­tir un droit effec­tif à l’avortement.

Face à telles situa­tions, des limites s’imposent. Certains pays comme la Suède inter­disent tota­le­ment l’objection de conscience en rapport avec l’avortement. Mais la plupart des autres pays l’acceptent et obligent le méde­cin qui objecte à en infor­mer la patiente et lui indi­quer un autre méde­cin qui accep­tera de poser l’acte. À ces condi­tions mini­males, on peut égale­ment ajou­ter qu’il faut restreindre l’objection à des personnes (par oppo­si­tion à des insti­tu­tions), aux méde­cins qui posent l’acte (pas le person­nel infir­mier ou admi­nis­tra­tif) et l’interdire en cas d’urgence. De même, il est normal que les consé­quences de l’objection reposent sur l’objecteur et non sur les femmes. Dans certaines régions d’Angleterre, les femmes qui souhaitent une IVG appellent un numéro centra­lisé qui les met direc­te­ment en rapport avec un méde­cin qui l’acceptera. Et leur évite au passage d’être confron­tées à un juge­ment moral sur un choix profon­dé­ment intime.

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