• Bérengère Marques-Pereira
    Bérengère Marques-Pereira
    professeure à l’Université Libre de Bruxelles
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

La désobéissance de la société civile belge au cœur du progrès

Béren­gère Marques-Pereira est profes­seur à l’Université Libre de Bruxelles et prési­dente de l’Université des Femmes. Elle a commencé sa carrière en effec­tuant sa thèse en 1989 sur le proces­sus de poli­ti­sa­tion de l’avortement, problé­ma­tique qui l’a accom­pa­gnée tout au long de sa carrière jusqu’à aujourd’hui. Elle se penche ici sur l’évolution poli­tique du droit à l’avortement en Belgique et parti­cu­liè­re­ment sur les actes de déso­béis­sance civile qui ont construit son histoire.

Salut & Frater­nité : La déso­béis­sance civile est au cœur de l’histoire du combat pour le droit à l’avortement en Belgique. Comment s’est-elle caractérisée ?

Béren­gère Marques-Pereira : De tous temps et en tous lieux, des personnes trans­gressent la loi. Certaines se font avor­ter, d’autres pratiquent des avor­te­ments ou les accom­pagnent ou encore informent et orientent des femmes qui souhaitent y avoir recours. Mais la déso­béis­sance civile pour le droit à l’interruption volon­taire de gros­sesse (IVG) consti­tuait un mouve­ment collec­tif. Il s’agissait de trans­gres­ser la loi, publi­que­ment et de façon collec­tive, afin de la chan­ger. Et, élément impor­tant : les indi­vi­dus qui s’y impli­quaient accep­taient les consé­quences juri­diques de leurs actes.

La déso­béis­sance civile a large­ment contri­bué à la dépé­na­li­sa­tion de l'avortement. Ici, le témoi­gnage de Jeanne Verche­val-Vervoort, mili­tante fémi­niste fonda­trice des "Marie Mineur" qui aidaient les femmes à avorter.

S&F : Comment cette déso­béis­sance s’est-elle construite en Belgique ?

B.M.-P. : La problé­ma­tique du droit à l’avortement ne date pas du XXe siècle. Elle se pose déjà au XIXe siècle dans le fémi­nisme et, dans les années 1960 et 1970, des groupes fémi­nistes comme les Dolle Minas ou les Marie Mineur mènent des actions souvent ludiques et déca­lées en faveur de l’avortement et de la ­contra­cep­tion. Le mois de janvier 1973 marque un tour­nant impor­tant. À cette époque, l’avortement est inter­dit depuis la loi de 1867. Le docteur Willy Peers est arrêté sur dénon­cia­tion anonyme et il est inculpé par le parquet de Namur pour près de 300 avor­te­ments effec­tués durant les neuf derniers mois. Cette arres­ta­tion provoque des mobi­li­sa­tions massives et inédites de la société civile en Belgique. Par ces mani­fes­ta­tions, c’est le procès de la loi inter­di­sant l’avortement qui se joue. Par ailleurs, le pays est alors forte­ment divisé poli­ti­que­ment sur la ques­tion entre son aile chré­tienne majo­ri­taire et son aile socia­liste d’une part, mais aussi entre Wallons et Flamands d’autre part. Un compro­mis poli­tique est recher­ché pour apai­ser les tensions et la situa­tion accouche de plusieurs résul­tats : le docteur Peers est libéré, l’information sur la contra­cep­tion est dépé­na­li­sée et une trêve judi­ciaire de fait commence. Cette dernière est accom­pa­gnée par une période d’inaction gouver­ne­men­tale de plusieurs années sur le sujet.

Dans les temps qui suivent, galva­ni­sée par la mobi­li­sa­tion et face à l’inaction – voire l’échec – du gouver­ne­ment, la société civile se mobi­lise et se radi­ca­lise. Des méde­cins, des comi­tés de dépé­na­li­sa­tion de l’avortement, des centres de plan­ning fami­lial s’organisent et pour­suivent les actions. En 1976, des comi­tés de dépé­na­li­sa­tion de l’avortement voient le jour avec comme reven­di­ca­tion : « L’avortement hors du Code pénal ». En 1979, des plan­nings fami­liaux, de gauche et laïques pour la plupart, s’organisent en « groupe d’action des centres extra hospi­ta­liers prati­quant l’avortement » (GACEHPA). Pour nombre d’entre eux, il s’agit de permettre la pratique de l’avortement , certe dans l’illégalité, mais en évitant la clan­des­ti­nité et en le décla­rant publi­que­ment. Outre la ques­tion poli­tique, l’objectif est d’établir une pratique médi­cale de l’avortement dans des cadres sani­taires corrects, et surtout en lais­sant l’autonomie de déci­sion aux femmes concer­nées. Le premier effet de ces pratiques illé­gales est éclai­rant : le nombre de femmes à l’hôpital suite à des séquelles d’avortements clan­des­tins dimi­nue visiblement.

S&F : Quelle a été la réac­tion du pouvoir face à ces actes ?

B.M.-P. : Las de l’immobilisme poli­tique de l’exécutif, le pouvoir judi­ciaire décide de réagir en 1981 et des procès sont inten­tés dans les diffé­rents arron­dis­se­ments judi­ciaires et cela de façon tota­le­ment non-coor­don­née. ­Certains juges pour­suivent, d’autres pas ; certains acquittent, d’autres pas. L’insécurité juri­dique est totale. Aussi, la pres­sion de la société civile ne faiblit pas : le person­nel médi­cal atta­qué en justice clame haut et fort son inten­tion de conti­nuer malgré les condam­na­tions, avec le soutien d’institutions majeures comme l’ULB et la VUB, et les prises de posi­tions publiques indi­vi­duelles et collec­tives en faveur du droit d’avorter s’accentuent.

En 1986, Lucienne Herman-Michiel­sens visite des centre de plan­ning fami­lial et elle prend l’initiative, avec Roger Lalle­mand, en tant que parle­men­taires, de dépo­ser une propo­si­tion de loi de dépé­na­li­sa­tion partielle de l’avortement en Belgique. Cette loi est bien sûr une véri­table avan­cée. Elle donna accès aux femmes à l’IVG sous certaines condi­tions à partir de 1991.

< Retour au sommaire