- François Pichault,
professeur de gestion des ressources humaines à HEC-ULg et professeur affilié à l’ESCP
Le mythe de la génération Y battu en brèche
François Pichault est professeur en ressources humaines. Il mène des recherches sur les transformations du marché du travail. En 2012, il publiait une étude, avec son collègue Mathieu Pleyers, à propos de la génération Y dans laquelle ils déconstruisaient le discours ambiant sur une différence des jeunes ayant grandi avec Internet vis-à-vis de leurs aînés.
Salut & Fraternité : En 2012, comment abordait-on la génération Y et quelle hypothèse avez-vous défendue ?
François Pichault : En 2012, le monde de la consultance en ressources humaines multipliait des articles à propos d’une prétendue génération Y. Fort attractifs dans l’idée qu’ils véhiculaient, les écrits sur le sujet décrivaient les caractéristiques des personnes ayant grandi avec Internet dès leur plus jeune âge. Selon cette littérature, et contrairement à leurs aînés, cette génération voulait du sens au travail, maintenir son équilibre vie privée-vie professionnelle ou encore être mobile dans sa carrière. Elle invitait dès lors toute la société à aborder ces jeunes avec des méthodes adaptées à leurs caractéristiques.
Avec Mathieu Pleyers, nous avons alors mis en place une étude sur le sujet pour déterminer si oui ou non il y avait réellement une nouvelle donne ou s’il ne s’agissait que d’une bulle, d’une construction de type mythologique sur le sujet. D’emblée, nous étions frappés par le manque de rigueur scientifique des études sur le sujet. La plus emblématique était l’œuvre d’un professeur nord-américain qui prenait ses propres étudiants comme sujets par le biais d’un questionnaire. Un point nous avait marqués : l’échantillon utilisé ne pouvait pas être représentatif de l’ensemble de la population. Il s’agissait d’étudiants d’Harvard ou du Massachussetts Institute of Technology (M.I.T.) voués à devenir ingénieurs ou cadres. Nous avons donc voulu reprendre le sujet avec davantage de rigueur scientifique. Ainsi, à l’époque, notre étude était la première où la question était posée indifféremment aux trois générations caractérisées à l’époque : la génération Y née à partir de 1980, la génération X née entre 1965 et 1980 et les baby-boomers nés à partir de 1946.

S&F : Quels résultats avez-vous obtenus ?
F.P. : Nos résultats ont montré que les différences étaient beaucoup moins grandes que ce que la littérature managériale voulait nous faire croire. Pour les caractéristiques essentielles énoncées pour la génération Y, les autres y répondaient au même niveau. Nous arrivions alors à une autre hypothèse : il n’y a pas de spécificité des Y par rapport à d’autres, il y a une transformation culturelle globale, transgénérationnelle, des rapports à l’égard du travail depuis une quinzaine d’années. Chacune des générations étudiées se rejoint autour des fondamentaux. Les différences sont d’ailleurs plus marquées en leur sein qu’entre elles, et ce particulièrement pour des publics aux capitaux économiques et culturels différents. Les jeunes étudiants universitaires auront davantage de différences avec des jeunes de quartiers paupérisés qu’avec leurs aînés.
(…) l’évolution des années 2000 est bien réelle mais elle concerne l’ensemble des générations : la tablette et Internet sont pratiqués toutes générations confondues. Ce n’est pas une question transgénérationelle mais bien sociétale.
D’autres études ont confirmé cette vision par la suite. Nous avons dès lors préféré parler de culture Y plutôt que de génération Y pour montrer le nouveau rapport au travail qui touche l’ensemble de la population. Ainsi, l’évolution des années 2000 est bien réelle mais elle concerne l’ensemble des générations : la tablette et Internet sont pratiqués toutes générations confondues. Ce n’est pas une question transgénérationelle mais bien sociétale.
S&F : Vous avez parlé de « mythe », de « stéréotype ». Sommes-nous donc dans la construction d’une idée préconçue ?
F.P. : Toute cette question est bien liée aux mythes sociaux et ce n’est pas tout à fait un hasard si cela apparaît en Amérique du Nord. Depuis une quinzaine d’années, l’idéologie néo-libérale s’y répand chez les « gourous » du management. L’idée hyper-individualiste du self-made man, du travailleur pilote de sa carrière, de l’entrepreneur de soi prend beaucoup de place. Et le mythe de la génération Y s’inscrit bien dans cette façon de penser. Il justifie l’individualisme en arguant que les jeunes générations sont demandeuses de ce choix par nature. Ce sont donc deux mythes qui se confortent l’un l’autre : le premier prétend que l’emploi à vie est terminé, que nous sommes désormais dans de la flexibilité généralisée, et le deuxième postule que la jeune génération est demandeuse de cette flexibilité.
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