• Jean-François Guillaume
    Jean-François Guillaume
    professeur à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège

Des jeunes prisonniers d’une culture de l’image ?

En 1978, Pierre Bour­dieu s’intéressait à la jeunesse en ces termes : elle n’est qu’un mot1. Les décou­pages des âges de la vie sont un enjeu de lutte dans toutes les socié­tés. La culture juvé­nile ne serait alors qu’un paravent idéo­lo­gique, destiné à masquer l’arbitraire de ces décou­pages. Bour­dieu nous invite à inter­ro­ger le contenu du programme éduca­tif des insti­tu­tions de socia­li­sa­tion – famille, école, église, armée… – et l’image d’une jeunesse pensée comme un temps de forma­tion, de prépa­ra­tion à la vie adulte, d’engagements succes­sifs envers les insti­tu­tions de la société adulte.

Aujourd’hui, les insti­tu­tions de socia­li­sa­tion sont moins vaillantes. L’éducation scolaire fait ainsi pâle figure face à Doc Seven, Axolot et d’autres Youtu­bers bien plus persua­sifs qu’un profes­seur dans une classe. Doc Seven s’est spécia­lisé dans des clips ne dépas­sant pas 11 minutes, comme 7 minutes de faits surpre­nants ou 7 expé­di­tions qui ont changé l’histoire, ryth­més et enjoués, acces­sibles en un clic pour celui qui est connecté.

Faut-il autant conclure que la jeunesse actuelle n’est plus capable de concen­tra­tion, d’investissement dans un effort de longue durée ? Qu’une culture de l’instantanéité, du zapping et de la faci­lité s’est géné­ra­li­sée ? Non. Ces discours mora­li­sa­teurs nous apprennent beau­coup plus sur l’épuisement de programmes éduca­tifs jadis fonc­tion­nels et sur le désar­roi d’institutions confron­tées à de réelles impasses, que sur les ressorts des pratiques juvé­niles elles-mêmes.

L’entrée en emploi n’est ainsi plus garan­tie par le titre scolaire. Les retards dans l’insertion et les diffi­cul­tés de stabi­li­sa­tion en emploi ont installé l’idée d’un mora­toire dans le proces­sus d’entrée dans la vie adulte : la jeunesse serait deve­nue un temps d’expérimentation. Certains prônent alors la respon­sa­bi­li­sa­tion de jeunes prison­niers consen­tants d’une adoles­cence prolongée.

Il y a quelques semaines, j’ai décou­vert, avec l’un de mes enfants, une émis­sion produite et diffu­sée par MTV : Fired By Mum and Dad (en fran­çais : Viré par mes parents). Robyn, 21 ans, veut profi­ter de la vie. Ses parents en ont assez : il est temps qu’elle gran­disse, elle doit travailler, sinon c’est good bye. Robyn va ainsi faire ses premières armes dans un salon de beauté et l’on comprend vite que ce n’est pas gagné d’avance. Face aux reproches de ses parents, elle se défend : At least I look good.

Car Robyn sait y faire, face caméra. Elle a appris à commu­ni­quer, à soigner son image. Contrai­re­ment à la géné­ra­tion de leurs parents, ces jeunes témoignent d’indéniables capa­ci­tés à capter des infor­ma­tions, à les diffu­ser, à compo­ser avec les codes. Le jeu auquel ils prennent part est en défi­ni­tive très complexe : les instances qui l’organisent sont désin­car­nées, délo­ca­li­sées, anonymes. Ce sont de puis­sants algo­rithmes mathé­ma­tiques qui contrôlent et encadrent les échanges sur les réseaux sociaux. C’est à l’échelle mondiale que le jeu se met en place et aucun État ne semble en mesure de le maîtri­ser. Enfin, ce jeu est traversé par une désta­bi­li­sante tension entre la mise en scène de soi et l’anonymat, entre ce que l’on dévoile et ce que l’on masque.

Les jeunes, qu’ils soient consom­ma­teurs, acteurs ou produc­teurs d’images, sont partie prenante de cet espace d’échanges mondia­li­sés. Mais les normes qui peuvent orien­ter leurs pratiques manquent encore. Pendant ce temps, les insti­tu­tions du monde adulte semblent se canton­ner à énon­cer des injonc­tions multiples et souvent contra­dic­toires : invi­ta­tion à la mobi­lité mais inci­ta­tion à la prudence, expres­sion de soi mais respon­sa­bi­lité collec­tive, indé­pen­dance mais loyauté…

Robyn devra se confron­ter aux exigences de son patron. Elle ne pourra comp­ter que sur elle-même. La caméra sera là pour attes­ter ses efforts, ses insuf­fi­sances et ses manque­ments, avec une bonne dose de cynisme, à ses parents comme au spec­ta­teur anonyme. Mais pour Robyn, tout cela n’est peut-être en défi­ni­tive qu’une expé­rience de plus, qu’une contri­bu­tion person­nelle au tour­billon des images qui se bous­culent dans les univers virtuels.


  1. Pierre Bour­dieu, La jeunesse n’est qu’un mot, Ques­tions de socio­lo­gie, Éditions de Minuit, 1984, p. 143–154.
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