• Geoffrey Grandjean
    Geoffrey Grandjean
    professeur à l’ULiège et chercheur associé à l’École de droit de Sciences Po Paris

La démocratie hasardeuse

Les inno­va­tions démo­cra­tiques sont-elles toujours syno­nymes de progrès pour l’humanité ?


Afin de combler défi­ni­ti­ve­ment le fossé entre les citoyens et le monde poli­tique, de nombreux experts ont désor­mais trouvé la recette miracle à travers les panels citoyens. Il s’agit de faire siéger dans des assem­blées déli­bé­ra­tives des citoyens tirés au sort pour que ceux-ci puissent, au sein de nos parle­ments, insuf­fler une autre vision du monde, tout en s’assurant qu’une meilleure égalité en termes de rota­tion des charges est garan­tie. Sans remettre en cause les apports de la déli­bé­ra­tion dans la construc­tion d’une citoyen­neté parta­gée, nous nous oppo­sons surtout au tirage au sort comme mode de sélec­tion des gouver­nants1. À y regar­der de plus près, la démo­cra­tie du hasard pour­rait bien deve­nir hasar­deuse et creu­ser encore plus le fossé entre les citoyens et le monde politique.

En effet, le tirage au sort est effec­tué sur la base d’un algo­rithme qui s’assure de la diver­sité des profils devant siéger dans une assem­blée citoyenne. Fini donc le débat d’idées qui précède la dési­gna­tion des repré­sen­tants poli­tiques, comme c’est le cas pour les campagnes élec­to­rales. Fini la reddi­tion des comptes par des échanges parfois houleux suite à l’exercice d’un mandat. On peut criti­quer l’élection comme mode de dési­gna­tion élitiste, il n’empêche que les campagnes élec­to­rales ont un avan­tage : elles suscitent un regain d’intérêt des citoyens qui vivent davan­tage au rythme des débats d’idées. Avec la démo­cra­tie du hasard, l’algorithme s’occupera parfai­te­ment de la sélec­tion des gouver­nants, sans débat d’idées.

L’algorithme fera d’autant mieux l’affaire qu’il clas­sera parfai­te­ment les citoyens dans des cases. Il a en effet besoin de caté­go­ries pour s’assurer de la diver­sité des profils siégeant dans une assem­blée citoyenne. Autre­ment dit, le rêve du tirage au sort que certains experts nous vendent n’est rien d’autre qu’un déter­mi­nisme social accen­tué. Promou­voir le tirage au sort, c’est enté­ri­ner l’idée que les citoyens pensent comme ils sont socia­le­ment. Fini la complexité des opinions poli­tiques qui se construisent au gré des multiples expé­riences de la vie.

On peut légi­ti­me­ment se deman­der pour­quoi les experts sont si friands du tirage au sort. De manière un peu cynique, ne serait-ce tout simple­ment pas pour exer­cer le pouvoir ? La démo­cra­tie du hasard se trans­for­mera alors en épis­to­cra­tie où les experts, deve­nus domi­nants, seront les seuls à déter­mi­ner la sélec­tion des gouvernants.

Le rêve démo­cra­tique du tirage au sort est donc syno­nyme d’absence de débats d’idées, de déter­mi­nisme socioé­co­no­mique et d’épistocratie. De ce triple point de vue, cette inno­va­tion démo­cra­tique n’est pas syno­nyme de progrès pour l’humanité !

Il est temps de reprendre… le temps de renouer le fil de la confiance par le débat continu entre nous et avec nos repré­sen­tants (en garan­tis­sant une meilleure rota­tion des charges), de nous enthou­sias­mer sur des idées poli­tiques et… espé­rons-le, de rêver sans cesse d’un monde meilleur. Car le progrès de l’humanité découle de notre volonté, en toute auto­no­mie, de déci­der de notre sort et non de lais­ser le sort déter­mi­ner nos vies.


  1. Sur ce sujet, voir Geof­frey Grand­jean (éd.), Against Sorti­tion ? The Problem with Citi­zen Assem­blies, Exeter, Imprint Acade­mic, 2024 (à paraître).
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