- Arnaud Zacharie,
secrétaire général du CNCD - 11.11.11
Pas de développement sans protection sociale
Le débat sur l’avenir de la protection sociale est paradoxal : elle est de plus en plus présentée comme une charge excessive pour le coût du travail et la compétitivité dans les pays développés qui en bénéficient depuis des décennies, alors qu’elle est devenue un objectif politique prioritaire dans un nombre croissant de pays en développement qui n’en disposent pas. En d’autres termes, on détricote au Nord ce qu’on construit au Sud.
D’une part, le discours politique dominant en Europe considère la protection sociale comme un frein au dynamisme économique et un fardeau budgétaire insoutenable. Elle a pourtant contribué à réduire les inégalités de revenus de 40–50 % dans les pays d’Europe continentale comme la Belgique, la France, l’Allemagne ou la Suède, et de 20–30 % dans les pays industrialisés anglo-saxons (Australie, Canada, États-Unis, Royaume-Uni1). Elle est aussi un puissant facteur de productivité économique et de changements structurels et technologiques. En outre, l’existence d’un système de protection sociale permet de réduire les effets sociaux provoqués par les crises économiques, grâce à l’effet contra-cyclique des « stabilisateurs automatiques » qui ont par exemple permis de diviser par quatre les effets sociaux de la « Grande Récession » en Europe après 20082.
D’autre part, les pays en développement qui ne disposent pas de système formel de protection sociale s’appliquent depuis quelques années à pallier ce manque. Selon l’Organisation internationale du Travail, 73 % de l’humanité – soit cinq milliards de personnes – n’ont pas accès à un système formel de protection sociale. Dans les pays en développement, elle est donc perçue comme un privilège et un puissant facteur de développement. On assiste ainsi à un véritable engouement pour la protection sociale dans le Sud.
Contrairement à une idée fausse, garantir l’avenir de la protection sociale est moins une question économique que politique. Présentée en Europe comme un frein budgétaire au dynamisme économique par les idéologues néolibéraux et conservateurs, son absence coûte en réalité plus cher que son existence.
Contrairement à une idée fausse, garantir l’avenir de la protection sociale est moins une question économique que politique. Présentée en Europe comme un frein budgétaire au dynamisme économique par les idéologues néolibéraux et conservateurs, son absence coûte en réalité plus cher que son existence. C’est pourquoi plus un pays est développé, plus ses dépenses sociales sont importantes : 20 % de la richesse nationale des pays développés sont investis dans les dépenses sociales, contre 7 % pour les pays à revenu intermédiaire et 4 % pour les pays les moins avancés. En outre, plus les dépenses sociales sont mutualisées, plus elles sont efficaces aussi socialement qu’économiquement : le système privé d’assurance-santé aux États-Unis coûte ainsi deux fois plus cher que le système public européen pour une couverture nettement moindre et des résultats plus faibles, incitant les États-Unis à adopter l’Obama Care3.
Comme le démontre une étude récente du Fonds monétaire international, qui a pourtant affirmé le contraire pendant trois décennies, la redistribution des richesses favorise la croissance et le développement4.
La protection sociale n’est donc pas un luxe devenu impayable. Certes, l’Europe a besoin d’une harmonisation sociale et fiscale pour enrayer le dumping qui la ronge de l’intérieur, mais elle est loin de représenter un « village d’irréductibles » s’accrochant à un système de protection sociale condamné à être progressivement démantelé sous la pression de la concurrence internationale. C’est au contraire un bien public que lui envie le reste du monde, qui cherche à son tour à en bénéficier. Comme le démontre une étude récente du Fonds monétaire international, qui a pourtant affirmé le contraire pendant trois décennies, la redistribution des richesses favorise la croissance et le développement4. Prétendre, comme le répètent les apôtres de l’austérité, que couper dans les dépenses sociales dope la croissance économique est un non-sens : les dépenses de santé, les retraites et les autres transferts sociaux sont des investissements dans le capital humain et des transferts vers des allocataires qui en dépensent une bonne partie dans l’économie. Les réduire, c’est donc aussi réduire la croissance. La protection sociale est non seulement juste socialement, elle est aussi efficace économiquement. En la détricotant, les gouvernements européens contribuent à scier la branche sur laquelle l’économie européenne est assise. Il serait temps qu’ils en prennent conscience.
- OIT, « Changements dans le monde du travail », BIT, Conférence internationale du travail, 95e session, 2006. p. 44–47.
- E. Laurent, Le bel avenir de l’État-providence, LLL, 2014.
- Ibid., p. 45.
- E. Dabla-Norris, K. Kochhar, N. Suphaphiphat, F. Ricka, E. Tsounta, « Causes and Consequences of Income Inequality?: A Global Perspective », IMF, 15 June 2015.