• Christian Jonet
    Christian Jonet
    animateur et chercheur au sein de l’asbl Barricade

Sécurité sociale et alternatives liégeoises

Les initia­tives locales, qui prônent un autre modèle écono­mique, ne donnent-elles pas une caution à ceux qui veulent détri­co­ter la sécu­rité sociale ? Cette ques­tion, qui m’a été posée, est symp­to­ma­tique des soup­çons qui pèsent parfois, y compris dans les milieux de gauche, sur les alter­na­tives économiques.

Ainsi, selon certains, les entre­prises d’économie sociale ne seraient pas viables sur le marché, mais au contraire condam­nées à dépendre d’une perfu­sion perma­nente de subsides publics. Dès lors, non seule­ment ne contri­bue­raient-elles guère au finan­ce­ment de la sécu­rité sociale, mais elles grève­raient le budget de l’État. Les subven­tion­ne­ments publics, de même que l’accès aux dons et au béné­vo­lat dont béné­fi­cient ces entre­prises, consti­tue­raient une concur­rence déloyale pour les autres acteurs du marché, ceux qui, juste­ment, financent la sécu­rité sociale. J’ai à peine grossi le trait.

Remet­tons quelque peu l’église au milieu du village en rappe­lant que les acteurs écono­miques les plus bruta­le­ment capi­ta­listes ne sont pas en reste en matière d’obtention d’avantages fiscaux et de subsides publics, en échange de promesses, régu­liè­re­ment falla­cieuses, de créa­tion d’emplois.

Remet­tons quelque peu l’église au milieu du village en rappe­lant que les acteurs écono­miques les plus bruta­le­ment capi­ta­listes ne sont pas en reste en matière d’obtention d’avantages fiscaux et de subsides publics, en échange de promesses, régu­liè­re­ment falla­cieuses, de créa­tion d’emplois. Rappe­lons égale­ment que les entre­prises n’ont bien souvent pas à suppor­ter la plupart des coûts (par exemple la pollu­tion indus­trielle) que leur acti­vité engendre, pour la commu­nauté, des coûts quali­fiés d’externalités néga­tives par la litté­ra­ture écono­mique. A contra­rio, les entre­prises sociales génèrent bien souvent des exter­na­li­tés posi­tives en rendant à la collec­ti­vité des services (sociaux, écolo­giques, etc.) qui ne sont pas valo­ri­sés par les prix du marché.

Pour illus­trer mon propos, je me conten­te­rai d’évoquer une alter­na­tive précise, la coopé­ra­tive Les Compa­gnons de la Terre, qui consti­tue un bel exemple de réponse en actes aux critiques adres­sées à l’économie sociale, et une des meilleures pistes pour construire un avenir de pros­pé­rité parta­gée dans notre région. Créée à Liège en janvier 2015, cette coopé­ra­tive vise à mettre en œuvre un modèle de produc­tion alimen­taire parti­cu­liè­re­ment écolo­gique et forte­ment pour­voyeur d’emplois locaux. Le pari n’est pas gagné d’avance car la produc­tion agri­cole est deve­nue peu rému­né­ra­trice. Ainsi, on estime d’une part qu’un petit maraî­cher peu méca­nisé gagne 4 à 6 euros de l’heure avec un statut d’indépendant, et l’on sait d’autre part que la majo­rité des agri­cul­teurs conven­tion­nels ne s’en sortent que grâce aux primes euro­péennes. En tant que coopé­ra­tive citoyenne, Les Compa­gnons de la Terre n’ont pas accès aux aides agri­coles. Or, 4/5 du budget de la Poli­tique Agri­cole Commune (40?% du budget euro­péen, soit 50 milliards d’euros par an) va à l’agriculture la plus géné­ra­trice d’externalités sociales et écolo­giques néga­tives. Qui subit une concur­rence déloyale ?

Les Compa­gnons de la Terre orga­nisent un modèle de produc­tion alimen­taire sain et éthique. © DR

L’agriculture belge est mori­bonde (110 000 emplois perdus depuis 1980), et toujours plus vulné­rable, dépen­dante de primes euro­péennes mena­cées, et des prix bas et fluc­tuants des marchés inter­na­tio­naux. Dans un tel contexte, la stra­té­gie de la coopé­ra­tive consiste à mobi­li­ser massi­ve­ment les citoyens (à la fois mangeurs et finan­ceurs) autour de la réap­pro­pria­tion de la filière alimen­taire locale, de la produc­tion à la commer­cia­li­sa­tion en circuit court, en passant par l’investissement dans des acti­vi­tés de trans­for­ma­tion à haute valeur ajou­tée. L’objectif est de répar­tir équi­ta­ble­ment cette valeur de manière à permettre à chacun‑e de vivre digne­ment de son acti­vité. L’ancrage du modèle dans l’économie sociale, impli­quant une rému­né­ra­tion très modé­rée du capi­tal investi, permet­tra par ailleurs de déga­ger des marges de manœuvre pour finan­cer la crois­sance de l’emploi. Les cinq premières années de la coopé­ra­tive seront très diffi­ciles, défi­ci­taires. Mais une fois atteinte une taille critique, le modèle laisse entre­voir la pers­pec­tive d’une auto­no­mie écono­mique, hors subside. Dans un premier temps, l’implication béné­vole des coopé­ra­teurs et les subven­tions liées à l’économie sociale auront permis à la coopé­ra­tive de survivre aux années de vaches maigres. Et au final, elles auront large­ment contri­bué au déve­lop­pe­ment et la viabi­li­sa­tion de nombreux emplois durables et décents dans l’agriculture. Une étude publiée en 2014 esti­mait que la géné­ra­li­sa­tion de ce modèle en Wallo­nie permet­trait théo­ri­que­ment, endéans 25 à 30 ans, de créer 44 000 emplois, dans une écono­mie alimen­taire décar­bo­née ! Et si, demain, la sécu­rité sociale deve­nait majo­ri­tai­re­ment finan­cée par une écono­mie deve­nue sociale ?

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