• Guy Haarscher
    Guy Haarscher
    philosophe et professeur ordinaire émérite de la Faculté de philosophie et lettres et de la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles

Liberté d’expression, blasphème, propos racistes : un double déplacement pervers

La liberté d’expression n’est pas illi­mi­tée. Même dans les démo­cra­ties les plus ouvertes, on ne peut pas diffa­mer autrui (lui impu­ter faus­se­ment de vilaines actions pour ruiner sa répu­ta­tion), il est inter­dit de porter atteinte à la vie privée en divul­guant certaines infor­ma­tions, etc. Mais le blas­phème et les propos racistes posent des problèmes spécifiques.


Le blas­phème consti­tue une « injure » adres­sée à Dieu ou à des person­nages consi­dé­rés comme sacrés par telle ou telle reli­gion. Il a long­temps été consi­déré comme un crime majeur : quand une reli­gion offi­cielle consti­tuait le fonde­ment de l’autorité poli­tique, s’attaquer à Dieu ou tour­ner en déri­sion son Église reve­nait à saper les bases de l’ordre social.

Mais dans une société plura­liste ? Si chacun béné­fi­cie de la liberté de conscience et croit ou ne croit pas ce qu’il veut, comment l’État pour­rait-il condam­ner le blas­phème ? Ce qui est vérité pour l’un est blas­phème pour l’autre. L’État n’est plus là pour proté­ger un Dieu : il n’y a plus de reli­gion officielle.

Et donc, comme les mots « censure » et « blas­phème » sonnent mal dans une société plura­liste qui sait l’importance de l’impertinence envers toute auto­rité, on s’est mis à en utili­ser d’autres, plus « poli­ti­que­ment corrects ». Ainsi a‑t-on changé de « victime » : ce n’est plus l’attaque contre Dieu qui se trouve dénon­cée, mais le manque de respect des sensi­bi­li­tés des croyants. Le résul­tat est certes le même : les propos scan­da­leux ne seront pas tenus. Mais cette censure ne dira pas son nom : on aura simple­ment demandé aux indi­vi­dus de respec­ter la reli­gion d’autrui.

Mais dans une société plura­liste ? Si chacun béné­fi­cie de la liberté de conscience et croit ou ne croit pas ce qu’il veut, comment l’État pour­rait-il condam­ner le blas­phème ? Ce qui est vérité pour l’un est blas­phème pour l’autre. L’État n’est plus là pour proté­ger un Dieu : il n’y a plus de reli­gion officielle.

On n’a jamais prouvé de façon convain­cante que le fait de tenir des propos « vigou­reux » contre telle ou telle auto­rité reli­gieuse (qui le mérite souvent) empêche le croyant ordi­naire de prati­quer sa reli­gion, s’ils se trouvent dans un livre (que chacun est libre d’ouvrir ou de refer­mer, ou encore d’ignorer), dans une pièce de théâtre ou dans un film (que chacun va voir s’il en a envie), sur un site Inter­net (dont il faut taper l’adresse), etc.

D’où le carac­tère pervers d’un appel au respect de croyants qui ne sont nulle­ment obli­gés d’être confron­tés avec des propos ou des images qui leur déplaisent.

Mais ce premier dépla­ce­ment – de Dieu au croyant – est souvent suivi d’un autre, encore plus problé­ma­tique. Cette fois, on quitte le domaine reli­gieux et on entre sur le terri­toire des propos racistes. Vous vous moquez de la reli­gion prati­quée par ma commu­nauté ? C’est que vous ne nous aimez pas, vous ne nous suppor­tez pas, nous vous inspi­rons une peur irra­tion­nelle (phobie), vous nous haïs­sez. Bref vous êtes des racistes. Il suffit de lire les jour­naux pour se rendre compte qu’un tel discours est courant.

Quelles sont les consé­quences de ce double dépla­ce­ment du problème posé par le blas­phème ? Au départ, un indi­vidu dési­rant exer­cer son droit à la liberté d’expression en est empê­ché – c’est parfois très violent – par une auto­rité dogma­tique. On voit clai­re­ment dans ce cas où se trouvent la victime et le bour­reau. L’un veut jouir d’un droit de l’homme fonda­men­tal, l’autre le réprime.

Dans un deuxième temps, deux indi­vi­dus sont censés se faire face et se récla­mer chacun des droits de l’homme : l’un défend la liberté d’expression, l’autre se réclame de la liberté reli­gieuse. Ce raison­ne­ment relève du sophisme pur et simple : ma liberté reli­gieuse n’implique pas que je dispose du droit d’empêcher que se tiennent des propos néga­tifs à l’égard des objets de ma croyance, et de toute façon, je ne serai choqué que si je décide de lire un livre ou d’assister à un spec­tacle « blasphématoire ».

Et voilà comment on étouffe la liberté d’expression au nom de très belles valeurs : le respect des sensi­bi­li­tés reli­gieuses et la lutte contre le racisme. Le danger est là : dans la corrup­tion de notre propre langage, celui des droits de l’homme, de la tolé­rance et de l’antiracisme.

On voit donc que la posi­tion de celui qui défend son droit à la liberté d’expression est déjà moins forte que quand on parlait clai­re­ment de blas­phème : il n’est plus la victime de la répres­sion par un pouvoir dogma­tique, mais il se trouve pour ainsi dire à égalité avec le défen­seur de la liberté reli­gieuse. Et si un juge trouve que le premier a abusé de sa liberté et donne raison à celui dont la sensi­bi­lité a été « bles­sée », le reli­gieux se retrou­vera dans la posi­tion intel­lec­tuel­le­ment confor­table de la victime.

Enfin, la troi­sième stra­té­gie rhéto­rique, consis­tant à accu­ser carré­ment le blas­phé­ma­teur (mais on n’utilise plus le terme) de raciste revient à inver­ser tota­le­ment les posi­tions du bour­reau et de la victime : les propos racistes sont indé­fen­dables mora­le­ment, et même illé­gaux dans nos contrées.

Et voilà comment on étouffe la liberté d’expression au nom de très belles valeurs : le respect des sensi­bi­li­tés reli­gieuses et la lutte contre le racisme. Le danger est là : dans la corrup­tion de notre propre langage, celui des droits de l’homme, de la tolé­rance et de l’antiracisme. Et pendant ce temps, les fonda­men­ta­listes et les vrais racistes prospèrent.

< Retour au sommaire