• Mounir Fatmi
    Mounir Fatmi
    artiste plasticien et co-auteur du livre Ceci n’est pas un blasphème

Le Blasphème, faut-il en rire ou en pleurer ?

D’abord il y a une image qui me vient en tête?: celle de ce mani­fes­tant à Alger, le vendredi 16 janvier, qui bran­dit avec rage un grand papier « Je suis Moha­med », écrit en fran­çais et en arabe, qui reprend sur fond noir, l’esthétique des pancartes « Je suis Char­lie » de la mani­fes­ta­tion pari­sienne du 11 janvier. C’est le comble de l’ironie?: en criant ainsi sa colère contre le blas­phème de la cari­ca­ture de Moha­med en une de l’hebdomadaire, ce fonda­men­ta­liste ne réalise pas qu’il commet un blas­phème mille fois plus terrible?! Il se met lui, simple mortel, à la place du Prophète censé incar­ner l’unicité de l’islam.

Car c’est vrai, ni le Coran ni aucun autre texte fonda­teur de l’islam ne formulent d’interdiction claire et nette de repré­sen­ter le prophète. Le Coran, en revanche, se prononce contre les idolâtres, qui vénèrent images et autres statues, mais à une seule reprise?: « Le vin, les jeux de hasard, les idoles sont des abomi­na­tions inven­tées par Satan. Abste­nez-vous en » (Sourate V, verset 901).

L’enjeu, pour la reli­gion musul­mane nais­sante était d’une part d’imposer son mono­théisme contre tous les cultes païens et les divi­ni­tés du monde préis­la­mique, d’autre part de se diffé­ren­cier du culte catho­lique, en parti­cu­lier ortho­doxe dans la civi­li­sa­tion byzan­tine, qui s’appuie forte­ment sur ses icônes. Les inter­ro­ga­tions sur la repré­sen­ta­tion, non seule­ment des figures de l’islam mais de tout animal ou être humain, appa­raissent, dès l’origine, plus poli­tiques que stric­te­ment reli­gieuses. L’interdiction de toute repré­sen­ta­tion du prophète est récente, et témoigne d’une lente radi­ca­li­sa­tion poli­tique depuis envi­ron un tiers de siècle.

Je me sens plus un témoin qu’un vrai spécia­liste de l’islam. Je l’analyse d’abord sous le prisme de l’image, en tant qu’artiste contem­po­rain. J’ai vécu la plus grande partie de mon enfance et de mon adoles­cence à Casa­blanca. Jusqu’à mes dix-huit ans, jamais je n’ai eu l’impression que la reli­gion posait problème dans le quoti­dien des Maro­cains. Dans mon quar­tier, on savait qui prati­quait ou non le Rama­dan, qui respec­tait ou non scru­pu­leu­se­ment ses moments de prière, mais personne ne s’en préoccupait.

L’islam était vécu de façon intime, il s’arrêtait à la sortie de la mosquée. C’est à la fin des années 1980 que l’ambiance a commencé à chan­ger, et que j’ai senti peu à peu une radi­ca­li­sa­tion chez certains, trans­for­mant une ques­tion person­nelle, à savoir la pratique de l’islam, en un enjeu égale­ment poli­tique et social.

Que certains reli­gieux fonda­men­ta­listes se sentent blas­phé­més dans leur foi par des œuvres et cari­ca­tures, c’est impos­sible de le nier. En revanche, quelle que soit leur sincé­rité, ce senti­ment me semble fabri­qué et entre­tenu par certains, pour des raisons poli­tiques bien plus que spirituelles.


  1. « Dans quelles condi­tions l’islam auto­rise-t-il la repré­sen­ta­tion du Prophète ? », par Louis Imbert, Le Monde, 15 janvier 2015. http://​www​.lemonde​.fr/​l​e​s​-​d​e​c​o​d​e​u​r​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​2​0​1​5​/​0​1​/​1​5​/​d​a​n​s​-​q​u​e​l​l​e​s​-​c​o​n​d​i​t​i​o​n​s​-​l​-​i​s​l​a​m​-​a​u​t​o​r​i​s​e​-​t​-​i​l​-​l​a​-​r​e​p​r​e​s​e​n​t​a​t​i​o​n​-​d​u​-​p​r​o​p​h​e​t​e​_​4​5​5​7​3​6​5​_​4​3​5​5​7​7​0​.​h​tml.
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