• Geoffrey Grandjean
    Geoffrey Grandjean
    docteur en Science politique de l’Université de Liège
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

Liberté d’expression et de culte : une question de droits

Geoffrey Grandjean est professeur à l’Université de Liège. Il y étudie les interactions entre norme et politique. Et il traite ainsi de la façon dont le droit façonne la vie publique, et le rôle croissant du juge et de la jurisprudence dans ce domaine. Il a, dès lors, naturellement analysé le rôle des tribunaux face aux propos considérés comme blasphématoires.

Salut & Fraternité : Aujourd’hui, peut-on tout dire sur la religion ?

Geoffrey Grandjean : Non, on ne peut pas tout dire. Dans la Constitution de 1830, en Belgique, le constituant a placé sur un pied d’égalité la liberté d’expression et la liberté de culte. Il a d’ailleurs précisé d’emblée que, ni l’une, ni l’autre n’est absolue. Cette volonté s’est naturellement prolongée au moment de préparer la Convention européenne des droits de l’homme dont l’article 10 garantissant la liberté d’expression est assorti de restrictions. En Belgique, ces dernières peuvent être réprimées pénalement. Parmi ces restrictions, trois d’entre elles ressortent particulièrement. Il y a d’abord la diffamation ou la calomnie : il est interdit de répandre de fausses informations concernant autrui. Ensuite est inscrite l’offense au Roi. Et troisièmement, depuis 1995, le code pénal punit le négationnisme : il est interdit de nier les crimes nazis en Belgique.

S&F : Comment s’expriment ces exceptions ?

G.G. : Dès 1830, le législateur a privilégié un système répressif plutôt que préventif. Ainsi, la loi autorise les personnes à s’exprimer comme elles le souhaitent sauf si elles tombent sous le coup de ces restrictions : elles assumeront alors la responsabilité de leurs dires devant un juge au risque d’être sanctionnées pénalement. Ce fonctionnement est issu notamment de la période de la révolution belge, où la censure était appliquée. Les propos étaient alors préventivement interdits. Le constituant postrévolutionnaire a dès lors souhaité inverser la logique. Ainsi à titre d’exemple, en 2009, le collège des bourgmestre et échevins de Saint-Josse-ten-Noode a souhaité interdire un spectacle de Dieudonné. Ces décisions ont été annulées par le Conseil d’État. Ce dernier a considéré entre autres qu’il s’agissait alors d’une interdiction préventive. Dieudonné, dans ce cas, avait le droit de tenir certains propos, mais il devrait en rendre compte si nécessaire par la suite devant le juge.

Dès 1830, le législateur a privilégié un système répressif plutôt que préventif. Ainsi, la loi autorise les personnes à s’exprimer comme elles le souhaitent sauf si elles tombent sous le coup de ces restrictions : elles assumeront alors la responsabilité de leurs dires devant un juge au risque d’être sanctionnées pénalement.

S&F : Ces dernières années, quelles ont été les attitudes des juges face aux attaques pour blasphème ?

G.G. : Plusieurs affaires ont émaillé l’actualité judiciaire dans ce domaine. En France particulièrement, citons l’affaire des caricatures publiées par Charlie Hebdo ou de la publicité de Marithé et François Girbaud représentant la cène avec des personnages féminins uniquement. Les juges français et européens ont systématiquement valorisé le principe de liberté d’expression face à l’injure envers la religion. Dans le cas du procès de Charlie Hebdo, le Tribunal de Grande Instance de Paris a décidé de ne pas interdire la publication, arguant qu’il fallait traiter les dessins au cas par cas et les replacer dans leur contexte. Il a montré que, pour chaque caricature, les musulmans n’étaient pas visés en tant que tels. Dans le cas du dessin de Cabu montrant un prophète accablé d’« être aimé par des cons », seuls les intégristes et les personnes ayant des motivations terroristes étaient concernés. Et pour ce qui est des dessins danois, la large diffusion mondiale préalable de ces publications rendait l’interdiction de la reproduction inutile.

La publicité de Marithé & François Girbaud avait fait scandale auprès d’associations catholiques extrémistes. © DR

Le critère essentiel pour la Cour européenne des droits de l’homme, comme pour les autres juridictions, repose sur la volonté de nuire. Dans quelle mesure un propos ou une publication peut-elle causer un préjudice à un groupe particulier ?

Le critère essentiel pour la Cour européenne des droits de l’homme, comme pour les autres juridictions, repose sur la volonté de nuire. Dans quelle mesure un propos ou une publication peut-elle causer un préjudice à un groupe particulier ? Des discours stigmatisants à l’encontre de l’ensemble de la population musulmane peuvent être condamnables car ils nuisent aux personnes de cette confession. La Cour considère cependant que les propos qui heurtent et qui choquent sont admissibles car ils ne sont pas de nature à nuire aux personnes. À Lyon, le dessinateur Willem avait croqué Jésus-Christ avec un préservatif, entouré d’évêques et une association fondamentaliste chrétienne avait introduit une requête visant à interdire cette caricature. Les juges français avaient alors argué que le dessin ne faisait que relater un débat d’idée existant au sein de l’Église et qu’il ne visait pas à nuire à qui que ce soit, même de confession catholique.

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