• Sarah de Liamchine
    Sarah de Liamchine
    directrice de Présence et Action Culturelle et présidente de Solidaris-Wallonie
  • Edouard Delruelle
    Edouard Delruelle
    professeur de Philosophie politique à l’Université de Liège

La Sécurité sociale, pilier d’une société démocratique

Inter­rogé sur la réforme des retraites du Président Macron, le poli­to­logue Pierre Rosan­val­lon affirme que « le débat sur les retraites est le signe d’un ébran­le­ment de notre démo­cra­tie1 ». Car si le gouver­ne­ment fran­çais peut invo­quer la légi­ti­mité procé­du­rale née de l’élection, il ne peut invo­quer la légi­ti­mité sociale, fondée sur l’intérêt géné­ral et la percep­tion citoyenne. Preuve que la démo­cra­tie ne se réduit pas aux insti­tu­tions « formelles » de l’État de droit et du gouver­ne­ment repré­sen­ta­tif, mais qu’elle est indis­so­ciable d’un projet « substan­tiel » de justice sociale et de progrès social. 


Justice sociale : garan­tir à tous un accès peu ou prou égal aux condi­tions maté­rielles qui permettent une vie épanouie. Progrès social : garan­tir aux géné­ra­tions futures un accès aux moyens maté­riels permet­tant une vie épanouie au même niveau que les géné­ra­tions présentes, et si possible supé­rieur (« nos enfants vivront mieux que nous »). Quand cette double promesse est trahie, c’est la confiance dans la démo­cra­tie tout entière qui se trouve ébranlée.

C’est pour­quoi il faut tenir la Sécu­rité sociale pour une « insti­tu­tion de la démo­cra­tie2  ». En Belgique, elle est compo­sée de trois branches : pensions, mala­die-inva­li­dité et chômage, à la péri­phé­rie desquelles on trouve les allo­ca­tions fami­liales (trans­fé­rées aux Commu­nau­tés et Régions lors de la 6e Réforme de l’État) et les insti­tu­tions d’assistance (CPAS) qui relèvent, elles, du niveau commu­nal, tout en étant finan­cées par le Fédé­ral. Mais c’est préci­sé­ment une erreur, sur le plan des prin­cipes, de confondre l’assurance sociale univer­selle que consti­tue la Sécu, et les méca­nismes d’assistance qui ont pour but d’éviter aux plus fragiles de sombrer dans la grande pauvreté. Une « erreur » entre­te­nue par l’idéologie néoli­bé­rale qui ne voit la Sécu­rité sociale que comme un filet mini­mal de protec­tion sociale, aban­don­nant aux indi­vi­dus, en fonc­tion de leurs reve­nus, la respon­sa­bi­lité de leur bien-être et de leur santé.

© Aaron Blanco Teje­dor – Unsplash​.org

 

Cette concep­tion commande les poli­tiques néoli­bé­rales menées ces dernières années (avec parfois la compli­cité des partis « progres­sistes ») : la dégres­si­vité des allo­ca­tions de chômage, le défi­nan­ce­ment des soins de santé, ou encore l’affaiblissement du 1er pilier de pension (fondé sur la soli­da­rité) au profit des 2e et 3e piliers (alimen­tés par l’épargne privée). Le statut de cohabitant·e, dont les femmes sont les premières victimes, s’inscrit dans cette logique. Un nombre crois­sant d’individus se trouvent de fait insuf­fi­sam­ment couverts par notre système social « néoli­bé­ra­lisé » – étudiants, chômeurs de longue durée, travailleurs de plate­forme, pension­nés pauvres, familles mono­pa­ren­tales, etc. –, avec comme consé­quence l’engorgement des CPAS.

Contre cette approche néoli­bé­rale, il faut renouer avec une concep­tion réso­lu­ment poli­tique de la Sécu­rité sociale comme pilier de la démo­cra­tie. La Sécu n’est pas un simple filet de protec­tion au seul béné­fice des plus précaires, c’est un méca­nisme de couver­ture univer­selle garant de la cohé­sion sociale, de concert avec les autres insti­tu­tions de l’État social : services publics, droit du travail, poli­tiques de régu­la­tion de la monnaie, du crédit et de l’investissement, poli­tiques fiscales de redis­tri­bu­tion, concer­ta­tion sociale3.

Comme ses adver­saires l’ont bien vu, l’État social répond à une logique de démar­chan­di­sa­tion de toutes les acti­vi­tés qui contri­buent aux objec­tifs de justice sociale et de progrès social : santé, bien-être, éduca­tion, etc. Il laisse une place au marché au sein d’une écono­mie mixte, mais il ne lui permet pas de domi­ner la société. Via la fisca­lité, c’est ainsi 40 % du PIB qui est arra­ché à une pure logique marchande4. Leur allo­ca­tion fait l’objet d’une déli­bé­ra­tion poli­tique dont le résul­tat peut être plus ou moins conforme au dessein de toute démo­cra­tie : la parité de parti­ci­pa­tion à la vie sociale, citoyenne et culturelle.

Défendre la Sécu­rité sociale, et la repen­ser aujourd’hui à l’aune des enjeux envi­ron­ne­men­taux, est donc un enjeu démo­cra­tique crucial. L’histoire récente de notre pays a montré que la défer­lante néoli­bé­rale est d’autant plus mena­çante qu’elle stimule le repli sur soi natio­na­liste dans le champ des poli­tiques sociales, comme en témoigne la volonté flamande de commu­nau­ta­ri­ser la Sécu­rité sociale. Du néoli­bé­ra­lisme au « social-chau­vi­nisme », l’enchaînement est inéluc­table. Il est encore temps d’emprunter une autre voie, seule compa­tible avec la démo­cra­tie : celle de la solidarité.


  1. Le Monde, 25/2/2023.
  2. Colette Bec, La Sécu­rité sociale. Une insti­tu­tion de la démo­cra­tie, Paris, Galli­mard, 2014.
  3. Edouard Delruelle, Philo­so­phie de l’État social. Civi­lité et dissen­sus au XXIe siècle, Kimé, 2020.
  4. En addi­tion­nant 12 % dédiés aux retraites, 10 % aux soins de santé, 8 % à l’éducation, 5 % aux aides sociales, 5 % aux services publics « régaliens ».
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