• Jean Blairon
    Jean Blairon
    docteur en philosophie et lettres
  • Philippe Mahoux
    Philippe Mahoux
    ancien sénateur et ministre de l’éducation et de l’audiovisuel

Une démocratie sans associations ?

Les asso­cia­tions ont entre autres pour rôle d’écouter, de struc­tu­rer et de relayer la parole des indi­vi­dus et des groupes ; de stimu­ler la démo­cra­tie. On peut se deman­der si ce rôle n’est pas aujourd’hui menacé. 

Pour appré­hen­der cette ques­tion, il convient selon nous de ne pas réduire la démo­cra­tie à sa dimen­sion de système poli­tique (incarné par le choix, par les citoyens, de leurs repré­sen­tants) ; la démo­cra­tie, c’est, selon le mot d’Alain Touraine, un État de droits, un État où « on a le droit d’être soi et d’avoir des droits ». Or, d’où peut venir le fait que l’État soit garant de la progres­sion des droits ? Pour Alain Touraine, de l’action des mouve­ments sociaux, qui « imposent aux lois d’être au service des droits1 ».

Prenons une loi emblé­ma­tique dans notre pays, la loi « visant à rendre punis­sables des caté­go­ries de discri­mi­na­tion et créant un Insti­tut pour l’égalité des chances », dépo­sée en 1999 par un des signa­taires de cet article2 . Comment les droits des personnes discri­mi­nées, sur base d’un attri­but qui les discré­dite aux yeux des personnes qui se réfèrent à une « norma­lité » qui est la leur, auraient-ils pu être défen­dus sans les asso­cia­tions qui ont pu rendre sensible l’expérience de ces personnes, porter leur analyse du rapport de domi­na­tion qu’elles subissent, montrer les possibles qui leur étaient injus­te­ment interdits ?

En quoi consiste l’action de ces asso­cia­tions ? D’abord en une capa­cité d’écoute des protes­ta­tions sociales qui peinent à s’exprimer, à être enten­dues et prises en compte. Ensuite en une capa­cité de mise au travail de ces protes­ta­tions avec les premiers concer­nés : de mise en lumière des déter­mi­nants de la domi­na­tion qu’ils subissent et de la démons­tra­tion que les valeurs que ces protes­ta­tions incarnent sont fonda­trices de la société.

Ce type d’action est-il en danger ? Trois dimen­sions inquiètent.

D’abord un affai­blis­se­ment des collec­tifs qui peut être illus­tré par la tendance géné­ra­li­sée à prôner la désin­ter­mé­dia­tion ; pensons par exemple au fait de rendre chacun seul respon­sable de son sort, en le privant des supports collec­tifs néces­saires ; à la négo­cia­tion indi­vi­dua­li­sée du salaire ; ou à la mise en cause de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Cette analyse de Pierre Bour­dieu ne fait-elle pas sinis­tre­ment écho aujourd’hui : « Le refus de la délé­ga­tion fondé sur le senti­ment d'être à soi-même son meilleur porte-parole conduit à toutes sortes de grou­pe­ments qui sont des rassem­ble­ments de petits prophètes charis­ma­tiques3. » Isoler les avis des citoyens à travers des milliers de micros-trot­toirs ou, à l’autre extrême, voir des experts confis­quer complè­te­ment le débat sans tenir compte du point de vue des popu­la­tions, tout cela ne fait guère progres­ser la démocratie.

Un autre danger consiste en la priva­ti­sa­tion crois­sante de secteurs entiers d’activités, ce qui implique que leur orga­ni­sa­tion et leurs orien­ta­tions ne sont plus réel­le­ment guidées par la conquête de droits : la forma­tion, la santé, la culture, la mobi­lité… Au niveau des pratiques, des réfé­ren­tiels et des outils utili­sés (et non du discours) ces secteurs s’éloignent des exigences d’égalité et de soli­da­rité. Les « arts de faire » asso­cia­tifs en la matière sont souvent discrédités.

Nous obser­vons enfin une délé­gi­ti­ma­tion de la connexion à l’action poli­tique. Celle-ci peut venir de l’intérieur même des asso­cia­tions. Nous voyons se déve­lop­per la posi­tion « Ni (dupe) Ni (acteur) » : « je ne suis pas d’accord, mais que puis-je y faire… ». La légi­ti­mité recher­chée par le ou la porte-parole est alors celle de la victime, se justi­fiant para­doxa­le­ment d’échouer à faire entendre la voix des domi­nés en mettant en avant la pureté de ses intentions.

La délé­gi­ti­ma­tion vient évidem­ment aussi de l’extérieur, soit des luttes de pouvoir, et plus préci­sé­ment des luttes pour impo­ser un prin­cipe de légi­ti­mité plutôt qu’un autre, par exemple les préten­dues « lois univer­selles de l’économie », qui sont la traduc­tion des prin­cipes qui imposent à tous le point de vue suscep­tible de renfor­cer les pentes domi­nantes. En oubliant que « la société » repose avant tout sur la capa­cité, préci­sé­ment, à vivre en association.


  1. A. Touraine, La fin des sociétés, Paris, Seuil, 2013, p. 233.
  2. https ://pro.guidesocial.be/articles/actualites/lois-anti-discrimination-votees-au-senat.
  3. P. Bour­dieu, La disso­lu­tion du reli­gieux, Choses dites, Paris, Minuit, 1982, p. 122.Jean Blai­ron et Philippe Mahoux sont les auteurs, en 2019, de De la fabrique des lois aux éditions Liberté, j'écris ton nom.  www​.laicite​.be/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​/​d​e​-​f​a​b​r​i​q​u​e​-​l​ois
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