• Bernard Rentier
    Bernard Rentier
    recteur honoraire de l’Université de Liège et membre de l’Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique

La connaissance scientifique est un bien public

Le droit à la connais­sance devrait obte­nir le statut de droit humain fonda­men­tal en tant que partie inté­grante du droit à l’éducation. En effet, ce 20 janvier 2017, nous avons assisté à l’avènement du néga­tion­nisme anti-scien­ti­fique au pouvoir de la plus grande puis­sance occi­den­tale. Cette pous­sée de l’obscurantisme, que l’on attri­buait habi­tuel­le­ment à des régimes de stricte obser­vance reli­gieuse, doit nous inter­pe­ler au plus haut point.

Et pour­tant, nous sommes encore loin d’une recon­nais­sance du savoir comme un bien public, parti­cu­liè­re­ment dans le domaine scien­ti­fique, où la connais­sance est produite par la recherche, diffu­sée par l’intermédiaire de publi­ca­tions qui, comme leur nom l’indique, ont pour but de la rendre publique.

Réexa­mi­nons l’Histoire. Les premières publi­ca­tions scien­ti­fiques appa­raissent au XVIIe siècle sous l’égide de socié­tés savantes qui assurent le travail d’édition, d’impression et de distri­bu­tion. Par la suite, ces socié­tés recourent à des sous-trai­tants spécia­li­sés et ne conservent que l’édition, c’est-à-dire la sélec­tion des articles, l’organisation d’une révi­sion par des pairs (d’autres scien­ti­fiques, en prin­cipe compé­tents et loyaux) et la déci­sion finale de publier. Des maisons de publi­ca­tion se créent ainsi et pros­pèrent, au point de s’approprier la mission d’édition elle-même. En soignant au mieux la qualité de leur travail, certaines d’entre elles vont béné­fi­cier d’un pres­tige gran­dis­sant, lié à la sélec­tion judi­cieuse des articles publiés.

Le combat aujourd’hui consiste à offrir une voix à tous les cher­cheurs, même les moins fortu­nés. © Flickr​.com – Adrien Sifre

Au XXe siècle, la crois­sance de la recherche et des moyens qui lui sont attri­bués trans­forme l’édition scien­ti­fique en un busi­ness rentable, juteux même, pour les éditeurs qui gran­dissent par acqui­si­tions pour former d’immenses consor­tiums multi­na­tio­naux dont les chiffres d’affaires se comptent en centaines de milliards de dollars et dont les marges béné­fi­ciaires atteignent 40 % et plus. Ces profits sont d’autant plus dérai­son­nables qu’ils sont consti­tués essen­tiel­le­ment à partir de finan­ce­ments publics.

Certes, la diffu­sion du savoir fait partie de la démarche scien­ti­fique, mais à l’heure de l’internet, le volet « diffu­sion » propre­ment dit se simpli­fie consi­dé­ra­ble­ment et s’accélère. Aujourd’hui, la valeur ajou­tée de l’éditeur se réduit quasi­ment à la gestion de la révi­sion par les pairs, et rappe­lons-nous que les pairs sont aussi des cher­cheurs et qu’ils prêtent leur concours gracieu­se­ment. Pour assu­rer la constance de leurs reve­nus, les éditeurs scien­ti­fiques ont pris en outre l’habitude d’exiger des auteurs l’abandon complet de leurs droits, ce qui assure l’emprisonnement moral et légal du chercheur.

Un bien public est, par défi­ni­tion, univer­sel­le­ment acces­sible, non compé­ti­tif et non exclu­sif, ce qui implique une gratuité d’accès et l’absence de tout frein tech­nique. Les moyens existent aujourd’hui pour remplir ces condi­tions, avec ce qu’on appelle l’Open Access (OA) ou Accès Libre à l’information scien­ti­fique issue de la recherche. Né vers le milieu des années 1990, l’OA s’est orga­nisé durant les années 2000 pour deve­nir prati­que­ment incon­tour­nable durant la décen­nie 2010. Même les grands consor­tiums édito­riaux doivent aujourd’hui admettre que la tendance est deve­nue irréversible.

Toute­fois, l’impératif du profit déme­suré et de la rému­né­ra­tion substan­tielle de l’actionnariat demeure et amène les grands éditeurs à inver­ser le système et à exiger non plus un paie­ment pour lire, mais un paie­ment pour publier. En conti­nuant à tabler sur leur pres­tige, ils convainquent les cher­cheurs de publier chez eux, s’assurant ainsi le mono­pole de l’édition scien­ti­fique haut de gamme.

Le combat n’est donc plus tant aujourd’hui de donner une acces­si­bi­lité gratuite et immé­diate à la connais­sance jusque dans les contrées les moins favo­ri­sées – cette étape-là est déjà un succès – mais d’éviter que seuls des cher­cheurs fortu­nés ne puissent s’exprimer.

Le combat n’est donc plus tant aujourd’hui de donner une acces­si­bi­lité gratuite et immé­diate à la connais­sance jusque dans les contrées les moins favo­ri­sées – cette étape-là est déjà un succès – mais d’éviter que seuls des cher­cheurs fortu­nés ne puissent s’exprimer. C’est une évolu­tion conster­nante et discri­mi­nante qui, après avoir rendu la vue à la majo­rité de la commu­nauté scien­ti­fique, la prive en revanche de la parole.

La parade contre cette dérive insup­por­table est la créa­tion de plate­formes de publi­ca­tion élec­tro­niques publiques et gratuites. De telles initia­tives existent aujourd’hui. Il reste à la commu­nauté scien­ti­fique mondiale d’y adhé­rer et de bannir les critères d’évaluation de la recherche et des cher­cheurs basés sur le pres­tige des éditeurs. C’est une véri­table révo­lu­tion cultu­relle qui pren­dra, hélas, encore du temps avant d’imposer son bon sens.

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