• François Jost
    François Jost
    directeur du laboratoire Communication Information Médias à la Sorbonne nouvelle Paris 3
Propos recueillis par Grégory Pogorzelski

Téléréalité : nouveau zoo humain ?

Fran­çois Jost est profes­seur en sciences de l’information et de la commu­ni­ca­tion et direc­teur du labo­ra­toire Commu­ni­ca­tion Infor­ma­tion Médias à la Sorbonne nouvelle Paris 3. Il a étudié la télé­réa­lité de près et est l’auteur, entre autres, de Télé­réa­lité (éditions Cava­lier Bleu, 2007) et de L’Empire du Loft (éditions La Dispute, 2002).

Salut & Frater­nité : Comment défi­nis­sez-vous la téléréalité ?

Fran­çois Jost : La télé­réa­lité est une sorte de jeu de rôles, où l’on donne un but et des règles aux parti­ci­pants, même si ces règles peuvent chan­ger en cours de route. Ces règles créent un contexte qui pousse les parti­ci­pants à se mettre en scène. Ce genre d’émission naît à une époque où le public traverse plusieurs crises et commence à douter. Des médias d’abord, qui ont perdu de la crédi­bi­lité à la suite d’affaires comme le char­nier de Timi­soara ou les images de la Guerre du Golfe. Des poli­tiques ensuite, qui semblent loin des préoc­cu­pa­tions des gens. La télé­réa­lité propose deux choses : le direct, qui donne un cachet d’authenticité, et surtout le vote des télé­spec­ta­teurs. La télé­réa­lité se vante à l’origine de prendre des anonymes comme vedettes et de donner la parole au public. Cela fera son succès.

La télé­réa­lité propose deux choses : le direct, qui donne un cachet d’authenticité, et surtout le vote des télé­spec­ta­teurs. La télé­réa­lité se vante à l’origine de prendre des anonymes comme vedettes et de donner la parole au public. Cela fera son succès.

S&F : Et dans sa forme actuelle ?

F. J. : Avec le temps, parler des anonymes, de la norme ne suffit plus. Voir des gens comme nous faire les choses que nous faisons, même à la télé­vi­sion, ce n’est pas ce qu’il y a de plus passion­nant. La produc­tion commence donc à choi­sir les candi­dats selon de grands arché­types : la grande gueule, l’imbécile heureux, la beauté super­fi­cielle… À force, avec le temps, ces arché­types deviennent des cari­ca­tures. Ce ne sont plus des gens ordi­naires mais des origi­naux que l’on jette en pâture comme des animaux de foire. Le but n’est plus que le public s’identifie à lui. Avec des émis­sions comme Les Ch’tis à Los Angeles, Les Marseillais ou Les Anges de la télé­réa­lité, les parti­ci­pants sont diffé­ren­ciés de la norme par leurs accents, leurs atti­tudes, leurs styles vesti­men­taires. L’accent, par exemple, est un facteur de moque­rie pour le spectateur.

S&F : Pour­quoi cette moque­rie collec­tive fait-elle tant d’audience ?  

F. J. : Cela rassure le spec­ta­teur. Il existe pire que lui. Contrai­re­ment à certains héros de fiction qui surplombent le spec­ta­teur, qui l’écrasent, la star de télé­réa­lité le met en valeur. C’est l’inverse des séries télé à la mode en France dans les années 1990 et 2 000, avec des héros comme Julie Lescaut ou Navarro qui arrivent à la fois à résoudre des crimes, aider leurs amis qui dépriment et réus­sir leur vie de famille. On se sent tout petit face à ces héros. Alors qu’avec cette forme de télé­réa­lité, l’on prend un groupe faci­le­ment iden­ti­fiable et l’on s’en moque. L’émission dit au spec­ta­teur qu’il n’est pas comme ça, et ce dernier se sent valo­risé tout de suite.

Confir­mer les idées reçues, renfor­cer les stéréo­types, se moquer des gens hors-normes : la télé­réa­lité rassure le spec­ta­teur. © Repor­ters – Oh Sol

S&F : La télé­réa­lité est souvent compa­rée aux zoos humains. Qu’en pensez-vous ?

F. J. : La compa­rai­son est peut-être abusive. Il existe une diffé­rence majeure : dans un zoo, l’exposé et le public se voient, ils échangent leurs regards. Avec la télé­réa­lité, ce regard est à sens unique. Mais on retrouve un même effet de clas­si­fi­ca­tion, surtout dans ses formes modernes. On prend une « espèce », on la place dans un milieu et on l’observe, avec ce faux air d’objectivité, de natu­ra­lisme, de spon­ta­néité. Mais derrière tout ça il y a une sorte de mise en scène.

S&F : Dans cent ans, quelle critique fera-t-on de la télé­réa­lité et, à travers elle, de notre propre société ?

F. J. : Sans doute la même que l’on fait aux zoos humains?: la télé­réa­lité d’aujourd’hui révèle comment nous trions les gens, sur quels arché­types nous le faisons. Cela a évolué. Dans les premiers temps, on clas­sait les candi­dats sur leurs attri­buts : leur beauté, leur intel­li­gence… Aujourd’hui on est plus dans la cari­ca­ture de certaines commu­nau­tés. Que ce soit les Anges de la télé­réa­lité ou les Ch’tis, les groupes sont plus homo­gènes, nous ne sommes plus du tout dans la diffé­ren­cia­tion indi­vi­duelle. Et même s’ils se disputent parfois, ce qui fait le show, ce sont les attri­buts qu’ils ont en commun et qui les diffé­ren­cient de la norme, et donc du spec­ta­teur. C’est la mise en valeur des stéréo­types, leur confirmation.

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