• Pascal Blanchard
    Pascal Blanchard
    historien, spécialiste du fait colonial et commissaire de l’exposition Zoos humains. L’invention du sauvage

Invention du racisme, invention du « sauvage »

Le phéno­mène des zoos humains recouvre une réalité à l’ampleur encore mécon­nue. Des exhi­bi­tions anthro­po­zoo­lo­giques dans les jardins d’acclimatation au milieu du XIXe siècle jusqu’aux grandes expo­si­tions univer­selles, puis colo­niales, au cours du premier tiers du XXe siècle, en passant par les freak­shows, les « villages noirs » et les spec­tacles de caba­ret et de théâtre, on estime à plusieurs dizaines de milliers le nombre de figu­rants exhi­bés en Europe, au Japon et en Amérique… et à plusieurs centaines de millions, le nombre de visi­teurs qui iront à la rencontre des « sauvages » et des « monstres ».

Quels ont été les effets de ces exhi­bi­tions en Occi­dent ? Quels impacts ces exhi­bi­tions ont-elles eu sur la construc­tion et la diffu­sion d’un discours raciste en Occi­dent ? Quels liens avec l’entreprise colo­niale et l’élaboration des stéréo­types ? Autant de ques­tions qui accom­pagnent la décons­truc­tion de ce récit autour des exhi­bi­tions ethno­gra­phiques et qui nous permettent de mieux appré­hen­der les héri­tages dans le présent.

Ces exhi­bi­tions ethniques sont le produit de facteurs poli­tiques, sociaux et écono­miques qui trouvent leurs racines au XVIe siècle, se diffusent au XVIIIe siècle avant de se fixer au XIXe siècle, lorsque les empires colo­niaux se déploient aux quatre coins du monde. Marqué par l’attrait du loin­tain et de l’inconnu, ce XIXe siècle voit les grandes puis­sances euro­péennes affir­mer leur supé­rio­rité sur les préten­dues autres « races » en même temps qu’elles confortent leurs empires coloniaux.

Les zoos humains attirent le public, fasciné par l’étrange et l’inconnu. Ils contri­buent peu à peu au déve­lop­pe­ment d’un véri­table racisme popu­laire à l’égard des popu­la­tions colonisées.

En toile de fond, la période voit s’enraciner l’obsession de l’anthropologie physique pour l’établissement d’une hiérar­chie raciale, avec la « race » comme élément fonda­men­tal prési­dant à l’organisation de la diver­sité humaine.

En toile de fond, la période voit s’enraciner l’obsession de l’anthropologie physique pour l’établissement d’une hiérar­chie raciale, avec la « race » comme élément fonda­men­tal prési­dant à l’organisation de la diver­sité humaine. Ce schéma diffé­ren­tia­liste s’imprime profon­dé­ment dans les esprits et marque la conscience collec­tive par le fait, notam­ment, des zoos humains qui viennent figu­rer, « en réalité », cette clas­si­fi­ca­tion des « races » humaines. Cette « rencontre » de l’autre mis en scène – qu’il soit peuple « étrange » venu des quatre coins du monde ou indi­gène de la puis­sance colo­niale qui l’exhibe – , s’inscrit comme le premier contact de « masse » entre l’Occident et les mondes dits « exotiques ». Il imprime, pour plusieurs décen­nies, un regard fondé sur la domi­na­tion et la domestication.

Les zoos humains attirent le public, fasciné par l’étrange et l’inconnu. Ils contri­buent peu à peu au déve­lop­pe­ment d’un véri­table racisme popu­laire à l’égard des popu­la­tions colo­ni­sées. © Groupe de recherche Achac

Il est impor­tant de noter, dans le même temps, que les exhi­bi­tions de « monstres » rencontrent le même succès que les zoos humains. C’est que dans une même appré­cia­tion du « taré » et de l’« indi­gène », eugé­nisme, darwi­nisme social et hiérar­chie raciale se rencontrent et se répondent. Ces spec­tacles visent à montrer l’étrange, c’est-à-dire tout ce qui s’exprime hors de la construc­tion du monde opérée selon des stan­dards euro­péens ; et l’altérité provoque l’angoisse autant qu’elle fascine. Tout cela construit du « type », de la « race », de la hiérar­chi­sa­tion et construit un certain regard sur le monde.

Quelle est la réac­tion du public face à ces zoos humains ? Au départ de la passion pour l’étrange et l’inconnu, peu de critiques, et peu à peu un désin­té­rêt, jusqu’aux années 1930 où le public bascule vers un cinéma beau­coup plus « exotique ». Au cours de ces années d’exhibitions, très peu de person­na­li­tés (jour­na­listes, scien­ti­fiques ou hommes poli­tiques) s’émeuvent des condi­tions de vie des exhi­bés, sauf excep­tion­nel­le­ment lors du décès de certains d’entre eux – Congo­lais en 1897 à Tervu­ren, Indiens Kaliña en 1892 à Paris… En cela, l’adhésion aux thèses racia­listes chez les contem­po­rains semble un fait acquis, normal et même évident.

L’impact social de ces spec­tacles dans la construc­tion de l’image de l’autre imprègne profon­dé­ment l’imaginaire des Euro­péens, des Améri­cains et des Japo­nais, et se combine à la propa­gande colo­niale omni­pré­sente dans la plupart de ces pays. Ce qui se déploie désor­mais, exhi­bi­tion après exhi­bi­tion, dans la presse et dans l’opinion publique, c’est un véri­table racisme popu­laire, à l’encontre notam­ment des popu­la­tions colonisées.

L’impact social de ces spec­tacles dans la construc­tion de l’image de l’autre imprègne profon­dé­ment l’imaginaire des Euro­péens, des Améri­cains et des Japo­nais, et se combine à la propa­gande colo­niale omni­pré­sente dans la plupart de ces pays. Ce qui se déploie désor­mais, exhi­bi­tion après exhi­bi­tion, dans la presse et dans l’opinion publique, c’est un véri­table racisme popu­laire, à l’encontre notam­ment des popu­la­tions colo­ni­sées. Tous les grands médias (jour­naux illus­trés, publi­ca­tions à carac­tère « scien­ti­fique », revues de voyage et d’exploration) accré­ditent l’idée d’une sous-huma­nité, à la fron­tière de l’humanité et de l’animalité.

Quelle posté­rité, aujourd’hui pour les arché­types mis en scène par les zoos humains ? Ces sché­mas ont certes changé de forme, mais ils sont toujours opérants dans la manière dont fonc­tionnent les stéréo­types et il serait impru­dent de faire l’économie de leur décons­truc­tion, tant ils sont à la racine du statut de l’autre et de notre rela­tion à lui.

< Retour au sommaire