• Jérôme Jamin
    Jérôme Jamin
    professeur de science politique à l’Université de Liège

Racisme ordinaire : entre préjugés, stéréotypes et boucs émissaires

Le préjugé est d’abord un jugement, une conviction produite par un individu ou un groupe avant même de disposer de la connaissance nécessaire pour se faire une opinion ou une idée en la matière. Face à une menace, à une situation que l’on ne contrôle pas ou que l’on ne comprend pas, le préjugé peut mobiliser du racisme ordinaire1, c’est-à-dire une association plus ou moins inconsciente d’éléments négatifs avec la couleur de peau, l’origine ou la culture d’un groupe d’individus.

Le préjugé ne s’élabore pas à partir de la connaissance et de l’observation de la réalité mais précède celle-ci. Le préjugé s’appuie sur une observation biaisée de la réalité, il repose notamment sur la construction de stéréotypes et l’identification de boucs émissaires.

Les stéréotypes quant à eux sont des catégorisations négatives au sujet de certains individus ou de certains groupes. Le stéréotype est un processus de généralisation qui fonctionne dans deux directions et qui n’est pas du tout spécifique au racisme. La première direction généralise à l’ensemble d’un groupe les caractéristiques d’un individu (« cet élu socialiste est corrompu donc tous les socialistes sont corrompus », « ce curé est pédophile donc tous les curés sont pédophiles », etc.), la seconde direction généralise les prétendues caractéristiques d’un groupe à l’ensemble de ses membres (« la communauté musulmane est intégriste donc mon voisin qui est musulman est intégriste », « les Grecs sont des fraudeurs donc le monsieur qui tient son restaurant grec au coin de ma rue fait probablement du noir », etc.). Le stéréotype est une forme de préjugé dans la mesure où lorsque nous ne connaissons pas un individu ou un groupe, il nous permet de généraliser les données dont on dispose dans un sens ou dans un autre, indépendamment de la réalité. Il est mobilisé par le racisme ordinaire mais il concerne d’autres types de rhétorique

(…) réduire un être humain à son appartenance sexuelle procède de la même logique que le racisme qui réduit ce dernier à sa couleur de peau ou à son origine.

En matière de bouc émissaire, René Girard explique que, face à l’expérience des grandes crises (crise économique, on dirait aujourd’hui « crise de l’Europe », « crise des réfugiés », etc.), il existe dans la société une tendance à expliquer ces dernières par des causes sociales et morales, et que même si dans les faits « ce sont les rapports humains après tout qui se désagrègent » et que « les sujets de ces rapports ne sauraient être complètement étrangers au phénomène », les individus ont tendance à refuser une quelconque responsabilité. En effet, plutôt que de se blâmer eux-mêmes, « les individus ont forcément tendance à blâmer soit la société dans son ensemble, ce qui ne les engage à rien, soit d’autres individus qui leur paraissent particulièrement nocifs pour des raisons faciles à déceler »2, par exemple la couleur de peau, la religion, la culture ou l’origine nationale qui sont des éléments mobilisés par le racisme ordinaire. Les « persécuteurs finissent toujours par se convaincre qu’un petit nombre d’individus, ou même un seul, peut se rendre extrêmement nuisible à la société tout entière, en dépit de sa faiblesse relative ». Et que la foule dans ce contexte, cherche l’action sans pouvoir agir sur les causes naturelles de ce qui la trouble. « Elle cherche (…) une cause accessible et qui assouvisse son appétit de violence ». Ainsi, conclut-il, « les membres de la foule sont toujours des persécuteurs en puissance car ils rêvent de purger la communauté des éléments impurs qui la corrompent, des traîtres qui la subvertissent »3.

À sa façon, Todorov a également tenté d’expliquer les mécanismes élémentaires du racisme. « Toute société, explique-t-il, possède ses stratifications, se compose de groupes hétérogènes qui occupent des places inégalement valorisées dans la hiérarchie sociale. Mais ces places, dans les sociétés modernes, ne sont pas immuables : le vendeur de cacahuètes peut devenir président. Les seules différences pratiquement ineffaçables sont les différences physiques : celles dites de « race » et celle de sexe. Si les différences sociales se superposent pendant suffisamment longtemps aux différences physiques, ajoute Todorov, naissent alors ces attitudes qui reposent sur le syncrétisme du social et du physique, le racisme et le sexisme »4.

En effet, on l’oublie très souvent, mais réduire un être humain à son appartenance sexuelle procède de la même logique que le racisme qui réduit ce dernier à sa couleur de peau ou à son origine. D’où l’imposture de celui qui raconte des blagues sexistes en militant contre le racisme !


  1. Le racisme ordinaire n’est pas forcément, dans l’intention, méchant ou haineux. En ce sens, il est à opposer au racisme d’État, où la logique de haine est manifeste.
  2. Girard R., (1982), Le bouc émissaire, Paris : Le Livre de poche, p.24.
  3. Ibidem, p.25 et 26.
  4. Todorov T, (1989), Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris : Seuil, p.139.
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