• Lucienne Strivay
    Lucienne Strivay
    anthroplogue à l’Université de Liège

Ne jamais Rayer les zoos humains de notre mémoire

Les zoos humains tels que les occi­den­taux les ont conçus au XIXe et au-delà de la première moitié du XXe siècle ne sont pas le seul témoi­gnage histo­rique d’exhibition de personnes humaines dans des enclos au titre de curio­si­tés biolo­giques. Un certain nombre de régimes forts, centra­li­sés, impé­riaux, avaient déjà « collecté » des spéci­mens rares jugés aux fron­tières de l’animalité. Cepen­dant, c’est leur échelle d’industrie du spec­tacle, de théâtre d’appropriation par l’entreprise poli­tique et la connais­sance qui en font un phéno­mène à ne jamais rayer de notre mémoire. Les grandes expo­si­tions colo­niales et univer­selles drainent péda­go­gi­que­ment plus d’un milliard de visi­teurs et, signi­fi­ca­ti­ve­ment, elles accom­pagnent les guerres de conquête et d’exploitation.

C’est un mode d’élaboration du proces­sus d’identification de l’homme en tant que tel qui se révèle ainsi et qui s’installe sous la forme durable de stéréo­types inté­rio­ri­sés. La fron­tière construite qui défi­nit notre essence, révé­lant des conti­nui­tés ou des discon­ti­nui­tés entre nous-mêmes et des éléments du monde, ce qui fait notre iden­tité humaine, est alors resser­rée jusqu’à l’exclusion de la plus grande partie des peuples du cercle étroit des « mêmes ».

En Europe moderne, ce mode d’identification repose sur le partage entre nature, comme objet dont nous serions presque indé­pen­dants (sauf en ce qui regarde notre corps), et culture, comme attri­but d’intention dont la conscience, l’esprit, l’intériorité, serait mani­fes­tée par la langue, le raffi­ne­ment des usages, les capa­ci­tés d’expression. La raison qui distingue et formule les lois physiques et biolo­giques de la nature s’applique alors de la même manière à l’étude des carac­tères exté­rieurs des non-occi­den­taux et des « sauvages de l’intérieur » comme les savoyards, les bretons ou même les « monstres » de foire. On fait des mesures, de la biolo­gie des « races ». Dans le cadre de l’exception humaine, seule à déte­nir et exer­cer plei­ne­ment une inté­rio­rité, les Euro­péens forment le sommet de la hiérar­chie des vivants.

« On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le consti­tuer en règne souve­rain ; on a cru ainsi effa­cer son carac­tère le plus irré­cu­sable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné le champ libre à tous les abus1 ». C’est la struc­tu­ra­tion même de notre rapport au monde et aux autres qu’il s’agit de revoir si l’on veut combattre l’évidence de ces a priori. En effet, tous les peuples ne partagent pas cette façon de se recon­naître comme humain, très loin de là.

Les travaux de Philippe Descola (Par delà nature et culture, 2005) notam­ment ont montré ailleurs d’autres manières de se défi­nir et d’autres façons d’entrer en rela­tion avec ce qui n’est pas humain. En de très nombreux endroits la nature telle que nous la conce­vons n’a pas d’existence recon­nue comme « objet » d’exploitation possible, voire prédes­tiné. Le terme n’a même pas de traduc­tion. Il ne peut donc servir d’opérateur d’exclusion. Par contre, les êtres qui y sont chez nous englo­bés sont, là-bas, compris comme une part inté­grale du social. La percep­tion de l’altérité se construit donc par de tout autres voies. Ce n’est pas ici le lieu de déployer les diffé­rentes alter­na­tives à ce que nous adop­tons comme ­la/notre vérité mais c’est le moment de rappe­ler qu’il s’agit d’un mot dont on peut faire le pire usage si l’on perd de vue qu’il présente, comme les oignons, plus de 17 pelures.


  1. C. Lévi-Strauss, Anthro­po­lo­gie struc­tu­rale II, 1973.
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