• Renaud Maes
    Renaud Maes
    collaborateur scientifique de l'Unité de Psychologie des Organisations à l'Université Libre de Bruxelles

Une jeunesse démobilisée ? L’exemple des jeunes précaires

« J'ai créé un événe­ment Face­book pour annon­cer la grève » : Ali1, 21 ans, se souvient avec une certaine émotion des actions syndi­cales de mai 2013 à Cater­pillar Belgium (Gosse­lies). Embau­ché à durée déter­mi­née, son contrat n'a pas été recon­duit durant l'été 2013, « malgré les promesses de mon chef ». De la lutte syndi­cale, il tire un constat amer : « fina­le­ment, il faut toujours qu'on lâche. Et les jeunes comme moi, nous sommes les premiers fusibles. »

Il n'est pas rare de lire que les « jeunes » se désin­té­res­se­raient parti­cu­liè­re­ment de l'engagement poli­tique et syndi­cal et partant géné­ra­le­ment de cette hypo­thèse à ce jour non-démon­trée, nombre d'articles soulignent « l'épuisement des luttes sociales ». Cepen­dant, ces articles souffrent géné­ra­le­ment de biais fonda­men­taux. D'une part, ils font souvent peu de cas de « l'explosion » des statuts tradi­tion­nels – et singu­liè­re­ment du statut ouvrier – provo­quée notam­ment par la multi­pli­ca­tion des formes d'emplois précaires (de l'intérim à certains emplois subsi­diés). D'autre part, ils ignorent fréquem­ment la diffé­rence impor­tante entre la repré­sen­ta­tion que les jeunes ont de leur statut et la réalité de celui-ci. Or, comme l'a rappelé utile­ment Martin Thibault dans le cas des ouvriers de la RATP (trans­ports publics pari­siens), nombre de jeunes se défi­nissent a priori comme « classe moyenne », refu­sant de se présen­ter comme « ouvriers » vu le carac­tère « stig­ma­ti­sant » que peut parfois prendre le terme dans les discours poli­tiques et médiatiques.

Pour pouvoir appré­hen­der dans quelle mesure « les jeunes » perpé­tuent les luttes sociales, comment ils se les appro­prient et les trans­forment, il faut dès lors éviter de foca­li­ser le ques­tion­ne­ment sur le « statut » qu'ils occupent et inter­ro­ger les repré­sen­ta­tions sociales qui imprègnent les acteurs des luttes. Lorsqu'on adopte cette démarche comme moteur d'un travail de recherche de terrain, on constate rapi­de­ment l'existence d'une réelle conscience poli­tique et d'une volonté d'engagement mili­tant qui sont singu­liè­re­ment fortes chez les jeunes les plus préca­ri­sés. C'est ce que nous avons pu consta­ter à l'occasion d'entretiens avec des jeunes travailleurs préca­ri­sés de secteurs de l'industrie lourde, menés en 2013 dans le cadre de nos travaux.

(…) on constate rapi­de­ment l'existence d'une réelle conscience poli­tique et d'une volonté d'engagement mili­tant qui sont singu­liè­re­ment fortes chez les jeunes les plus précarisés.

Une carac­té­ris­tique est cepen­dant prégnante dans les discours que l'on peut recueillir, à savoir une certaine distance vis-à-vis des orga­ni­sa­tions syndi­cales. Comme le résume Serge, 21 ans, inté­ri­maire à Opel Forest : « dès qu'on discute avec un syndi­cat, on discute avec une énorme machi­ne­rie, qui est aussi là pour défendre la majo­rité, pas telle­ment chaque ouvrier ». Cette analyse est récur­rente : la plupart des jeunes sous statuts précaires consi­dèrent que les orga­ni­sa­tions syndi­cales ne les défendent pas de manière opti­male, les consi­dé­rant comme des « pertes accep­tables » en cas de restruc­tu­ra­tion. Cepen­dant, la plupart d'entre eux ne consi­dèrent pas ce « calcul » syndi­cal comme « illé­gi­time » : comme le résume Serge, « il faut bien sauver un maxi­mum d'emplois, finalement ».

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – UNDP Europe & East Asi

Ce raison­ne­ment les incite d'ailleurs à « redou­bler d'efforts » lors de grèves, de mani­fes­ta­tions syndi­cales, etc. Dans ce cadre, ils font usage d'une série d'instruments pour contri­buer au succès de la lutte, surtout en ce qui concerne la mobi­li­sa­tion. Relayant les appels notam­ment via les réseaux sociaux (prin­ci­pa­le­ment Face­book et Twit­ter), ils déve­loppent égale­ment des stra­té­gies de diffu­sion sur les forums des jour­naux (surtout sur le site des jour­naux locaux et des chaînes de télé­vi­sion). Kevin, 26 ans, baga­giste dans un aéro­port, relate ainsi l'impact que peut avoir ce type d'actions : « la jour­née, on était dans le hall et j'ai utilisé l'internet pour faire des photos de l'action, j'ai relayé les photos et il y a même des jour­naux qui ont pu les reprendre sur leur site ».

(…) dans quelle mesure la distance obser­vable entre « l'organisation syndi­cale » et ces jeunes ne parti­cipe-t-elle pas d'un affai­blis­se­ment du mouve­ment social (et non des luttes sociales) ? Cette distance n'est-elle, fina­le­ment, pas le produit d'une certaine inca­pa­cité des struc­tures tradi­tion­nelles à prendre en compte l'évolution des statuts des travailleurs et la préca­ri­sa­tion des classes dominées ?

D'une certaine manière, on voit que les jeunes travailleurs précaires s'investissent tout parti­cu­liè­re­ment dans les luttes syndi­cales, ce qui bat en brèche l'hypothèse d'une « démo­bi­li­sa­tion géné­rale » de la jeunesse, mais qu'ils actua­lisent égale­ment les moyens de ces luttes en y impor­tant des outils qui leur sont propres. Pour autant, des ques­tions impor­tantes demeurent : dans quelle mesure la distance obser­vable entre « l'organisation syndi­cale » et ces jeunes ne parti­cipe-t-elle pas d'un affai­blis­se­ment du mouve­ment social (et non des luttes sociales) ? Cette distance n'est-elle, fina­le­ment, pas le produit d'une certaine inca­pa­cité des struc­tures tradi­tion­nelles à prendre en compte l'évolution des statuts des travailleurs et la préca­ri­sa­tion des classes dominées ?

Nous ne pouvons bien sûr répondre ici à des ques­tions si vastes. Cepen­dant, nous devons souli­gner qu'une simple recon­nais­sance des apports des jeunes aux luttes sociales – recon­nais­sance qu'empêchent fréquem­ment les clichés qui collent à la jeunesse – pour­rait quel­que­fois contri­buer à réani­mer l'héritage de luttes histo­riques du mouve­ment social.


  1. Les prénoms de nos témoins ont été changés.
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