• Michel Pinçon
    Michel Pinçon
    sociologue
Propos recueillis par Isabelle Leplat

Face au capitalisme sans scrupule : le droit de contester !

Michel Pinçon et Monique Pinçon-Char­lot sont socio­logues. Ils travaillent en tandem depuis plus de 25 ans sur la grande bour­geoi­sie et les élites sociales. Leur dernier ouvrage, La violence des riches. Chro­nique d'une immense casse sociale pointe sans conces­sion le pilon­nage des classes popu­laires par une caste de riches aux stra­té­gies affûtées.

Salut & Frater­nité : Dans quels rapports de domi­na­tion sommes-nous aujourd'hui ?

Michel Pinçon : Les travailleurs se trouvent face à un capi­ta­lisme finan­cier très abstrait, fait de bilans, de colonnes de chiffres et de rapports.

Ils ne savent plus très bien qui est respon­sable, en dernière analyse, des poli­tiques d'investissement ou non, des poli­tiques sala­riales, etc. Les rapports de domi­na­tion sont donc court-circui­tés : ils sont beau­coup plus indi­rects qu'avant. Autre­fois le patron diri­geait lui-même son entre­prise. Il était souvent un héri­tier sur plusieurs géné­ra­tions et avait un rapport person­na­lisé avec son usine. Aujourd'hui, les cadres et les patrons sont eux-mêmes sous le contrôle de ce capi­ta­lisme finan­cier sans scru­pule via des action­naires, des fonds d'investissement,… Par exemple, nous avons travaillé en 2007 sur la ferme­ture des Ateliers Thomé-Génot, dans la vallée de la Meuse. Une société d'investissement améri­caine a repris cette entre­prise en cessa­tion de paie­ment avec les banques locales. Et elle a pillé les savoir-faire, les machines, et a revendu le parc immo­bi­lier de l'entreprise, qui a fina­le­ment fermé ses portes.

Les travailleurs se trouvent face à un capi­ta­lisme finan­cier très abstrait, fait de bilans, de colonnes de chiffres et de rapports. Ils ne savent plus très bien qui est respon­sable, en dernière analyse, des poli­tiques d'investissement ou non, des poli­tiques sala­riales, etc.

La lutte des classes devient donc indé­cise dans la mesure où le travailleur ne sait plus clai­re­ment iden­ti­fier le noyau dur qui l'opprime.

S&F : Comment cette domi­na­tion se traduit-elle ?

M.P. : Par une idéo­lo­gie qui est trans­mise par les écoles, en partie, mais beau­coup par une partie de la presse et par les poli­tiques. En France, notre gouver­ne­ment est socia­liste… mais n'a rien de socia­liste?! Il est entiè­re­ment acquis au libé­ra­lisme écono­mique. Cette forma­tion poli­tique née du mouve­ment ouvrier a pris fait et cause pour le néo-libé­ra­lisme actuel, limi­tant son socia­lisme au souci vague­ment cari­ta­tif d'aménager un peu les condi­tions de vie de ceux qui en ont besoin. Mais il ne s'attaque en aucun cas aux problèmes de fond : la répar­ti­tion de la richesse produite d'une manière plus égali­taire. Il faut noter que la renon­cia­tion des puis­sances publiques à contrô­ler les marchés a été initiée à partir de 1983 sous Fran­çois Mitter­rand à la prési­dence de la Répu­blique et Pierre Béré­go­voy au minis­tère de l'Économie et des Finances.

S&F : Aujourd'hui nos diri­geants appliquent des poli­tiques dont ils renvoient la respon­sa­bi­lité à d'autres niveaux de pouvoir, comme l'Europe. Qu'en est-il ?

M.P. : L'Europe, ce pour­rait être très bien ! Le problème n'est pas dans l'unité et dans la logique euro­péennes mais bien dans le poli­tique. Aujourd'hui la plupart des pays membres de la Commu­nauté ont à leur tête des diri­geants acquis au néo-libé­ra­lisme. Alors évidem­ment l'Europe est néo-libé­rale. Ce sont les hommes poli­tiques qui sont comme cul et chemise avec le grand capi­tal qu'il faut mettre en cause !

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Corey Oakley

S&F : Pour­quoi une alié­na­tion est-elle toujours rempla­cée par une autre ?

M.P. : Parce que les puis­sants ont toujours maîtrisé deux types de moyens : des moyens physiques, à savoir la propriété maté­rielle des moyens de produc­tion, les forces de police et de main­tien de l'ordre, etc. Ils possèdent aussi un capi­tal symbo­lique, qui s'exprime en pres­tige, en ce qu'ils incarnent la réus­site et donc une certaine compé­tence. Pour arri­ver à chan­ger les choses, il faut fran­chir cet obstacle. Mais il est très diffi­cile à vaincre parce qu'il est ancré dans les esprits et dans l'éducation (« il faut respec­ter l'ordre et ceux qui sont au pouvoir, ils sont capables et donc compé­tents », etc.).

L'Europe, ce pour­rait être très bien ! Le problème n'est pas dans l'unité et dans la logique euro­péennes mais bien dans le poli­tique. Aujourd'hui la plupart des pays membres de la Commu­nauté ont à leur tête des diri­geants acquis au néo-libé­ra­lisme. Alors évidem­ment l'Europe est néo-libérale.

Il faut se dire qu'on a le droit de contes­ter, de dire qu'il n'est pas normal que cette pauvreté se déve­loppe et ne cesse d'augmenter, que se creusent de tels écarts entre les reve­nus, que de tels gains, de tels salaires et de telles rému­né­ra­tions soient permis, que la répar­ti­tion est trop injuste pour ceux qui travaillent. D'ailleurs, les travailleurs ne se rendent pas très bien compte de la force extra­or­di­naire qu'ils ont. Parce que s'ils arrêtent de travailler, il va falloir que les riches se retroussent les manches !

L'émission Regards FGTB a rencon­tré Michel Pinçon et Monique Pinçon-Char­lot à propos de leur dernier ouvrage. À voir ici : http://​www​.fgtb​.be/​-​/​r​e​g​a​r​d​s​-​f​g​t​b​-​l​a​-​v​i​o​l​e​n​c​e​-​d​e​s​-​r​i​c​hes

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