• Christian Maurel
    Christian Maurel
    sociologue, chercheur et professeur à la retraite de l'Université de Provence (Aix-Marseille I)
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

L’émancipation personnelle au cœur du changement social

Chris­tian Maurel est socio­logue, cher­cheur et profes­seur à la retraite de l'Université de Provence (Aix-Marseille I). Ancien respon­sable des Maisons des jeunes et de la culture (MJC), il est cofon­da­teur du collec­tif fran­çais Éduca­tion popu­laire et trans­for­ma­tion sociale. Il est parti­cu­liè­re­ment actif à l'Université popu­laire du pays d'Aix, porteuse d'un projet asso­cia­tif de débats, de partage et de co-construc­tion des savoirs. Il aborde ici la ques­tion de l'émancipation par le biais de l'éducation popu­laire1.

S&F : Quelle est pour vous la défi­ni­tion de l'émancipation ?

Chris­tian Maurel : Elle consiste à sortir, aussi modes­te­ment que cela soit, de la place qui nous a été assi­gnée par les rapports sociaux, le genre, l'âge, la culture d'origine ou encore le handi­cap. Par exemple, une première prise de parole en public, la première péti­tion signée, le premier enga­ge­ment dans un collec­tif. Dans Nouveaux essais de l'entendement humain, Leib­niz fait la diffé­rence entre les petites et les grandes percep­tions : la grande percep­tion du souffle de la mer qui nous submerge y est le fait des innom­brables gout­te­lettes d'eau qui s'entrechoquent et qui sont ces petites percep­tions que nous ne distin­guons pas. Évidem­ment, les petites éman­ci­pa­tions peuvent être source de grandes éman­ci­pa­tions. Elles peuvent amener des mouve­ments plus forts et spec­ta­cu­laires, comme ce qui s'est passé en Tuni­sie il y a quelques années. Les grands mouve­ments ne sont ainsi que le fruit de plus petites « révo­lu­tions tran­quilles » (dixit Béné­dicte Manier). Ces dernières naissent çà et là de gens qui se mettent à produire et à parta­ger la richesse autre­ment ou à se préoc­cu­per collec­ti­ve­ment de leur envi­ron­ne­ment. Elles sont les œuvres de personnes qui n'attendent pas que le chan­ge­ment vienne d'ailleurs, notam­ment de l'État.

Les grands mouve­ments ne sont ainsi que le fruit de plus petites « révo­lu­tions tran­quilles ». (…) Elles sont les œuvres de personnes qui n'attendent pas que le chan­ge­ment vienne d'ailleurs, notam­ment de l'État.

S&F : Avez-vous un exemple marquant ?

C.M. : À Aix-en-Provence, le mouve­ment des Indi­gnés a donné nais­sance à un lieu de rencontre et de réflexion. Aupa­ra­vant, des jeunes avaient estimé qu'une telle struc­ture manquait. Ils se sont alors lancés dans la mise sur pied d'un café cultu­rel citoyen qui porte le nom de « 3C ». Ils se sont formés en gestion, ils ont loué des locaux, ils ont ouvert un bar et ils accueillent un point de distri­bu­tion de paniers bio. Au bout de quelques mois, ils comp­taient 2 500 adhé­rents. Les parti­ci­pants sont dans la construc­tion plutôt que dans le pessi­misme ou le dépit. C'est là une façon de chan­ger le monde sans prendre le pouvoir : les initia­teurs ont pris conscience d'une injus­tice ou d'une priva­tion de liberté inac­cep­tables, ce qui a débou­ché sur une éman­ci­pa­tion. C'est une belle illus­tra­tion de « révo­lu­tion tranquille ».

À Aix-en-Provence, le mouve­ment des Indi­gnés a donné nais­sance à de nombreux projets. CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Asynrix

S&F : Quel est le rôle de l'éducation popu­laire dans ces processus ?

C.M. : L'éducation popu­laire, comme l'éducation perma­nente en Belgique, s'inscrit dans quatre missions conver­gentes. La première, c'est la conscien­ti­sa­tion. Il s'agit d'apprendre à lire la réalité sociale pour comprendre la place qu'on occupe dans les rapports sociaux et celle qu'on pour­rait ou que l'on devrait y occu­per. La deuxième mission est l'émancipation, l'acte par lequel on sort de la place qui est assi­gnée. La troi­sième est l'augmentation de la puis­sance d'agir : les gens rési­gnés passent à l'action. L'éducation popu­laire génère de la puis­sance démo­cra­tique d'agir2. Cette dernière est collec­tive, orga­ni­sée, avec des règles, dans le respect de toutes et tous. Les gens s'en trouvent transformés.

L'éducation popu­laire génère de la puis­sance démo­cra­tique d'agir2. Cette dernière est collec­tive, orga­ni­sée, avec des règles, dans le respect de toutes et tous. Les gens s'en trouvent transformés.

Enfin, la quatrième mission est celle de la trans­for­ma­tion de soi et des rapports sociaux et poli­tiques. Ces derniers ne peuvent être chan­gés sans que les indi­vi­dus soient eux aussi trans­for­més. Pour reprendre un exemple histo­ri­que­ment marquant, lors de la Révo­lu­tion française,
les personnes ont été chan­gées en même temps que la struc­ture poli­tique. Ils sont passés de l'état de simples sujets à celui de citoyens.


  1. Il a d’ailleurs écrit deux ouvrages sur le sujet : Éduca­tion popu­laire et travail de la culture. Élément d’une théo­rie de la praxis (2000) et Éduca­tion popu­laire et puis­sance d’agir. Les proces­sus cultu­rels de l’émancipation (2010).
  2. Ou « pouvoir de », à la diffé­rence du « pouvoir sur », qui exprime le pouvoir de domination.
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