• Julien Dohet
    Julien Dohet
    militant syndical rémunéré et historien spécialisé sur le mouvement ouvrier et ses luttes

La lutte : de l’insupportable à l’étincelle

« L'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Cette célèbre formule, inscrite par Karl Marx dans les statuts provi­soires de l'Association Inter­na­tio­nale des Travailleurs1, dont il parti­cipe à la fonda­tion à Londres le 28 septembre 1864, reste d'une éton­nante actua­lité. Classe ouvrière et travailleurs doivent ici être pris comme des mots géné­riques. Rempla­cez-les pour les préci­ser par femmes, par exclus, par immi­grés… et la formule fonctionne.

Loin de la cari­ca­ture que certains veulent faire du marxisme, elle montre que celui-ci est profon­dé­ment humain en ce qu'il met l'action de l'homme et de la femme au cœur du proces­sus d'émancipation et non une quel­conque « main invi­sible » ou tout autre trans­cen­dance sur lesquels nous n'aurions aucune prise.

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Nwardez

Faire un tour d'horizon de la lutte est évidem­ment impos­sible. L'intitulé de l'article qui m'a été demandé est au singu­lier. Retour donc aux fonda­men­taux. La contra­dic­tion prin­ci­pale, le moteur de l'histoire des socié­tés, est la lutte des classes. C'est-à-dire la lutte entre une mino­rité de possé­dants et une immense majo­rité d'exploités par les premiers. Le capi­ta­lisme, basé sur l'accumulation des richesses et la propriété privée des moyens de produc­tion, s'il modi­fie les formes de cette dialec­tique depuis plus de deux siècles main­te­nant, n'en supprime pas la réalité. Lorsque le mouve­ment « Occupy » déclare « nous sommes les 99 % », il ne fait qu'actualiser le message qu'Alfred Defuis­seaux déve­lop­pait dans Le caté­chisme du Peuple, brochure de propa­gande publiée en 1886 par le Parti Ouvrier Belge (POB) nouvel­le­ment créé et qui commen­çait ainsi : « 1. Qui es-tu ? R. Je suis un esclave. 2. Tu n'es donc pas un homme ? R. Au point de vue de l'humanité, je suis un homme ; mais par rapport à la société, je suis un esclave. 3. Qu'est-ce qu'un esclave ? R. C'est un être auquel on ne recon­naît qu'un seul devoir, celui de travailler et de souf­frir pour les autres. »

La contra­dic­tion prin­ci­pale, le moteur de l'histoire des socié­tés, est la lutte des classes. C'est-à-dire la lutte entre une mino­rité de possé­dants et une immense majo­rité d'exploités par les premiers. Le capi­ta­lisme, basé sur l'accumulation des richesses et la propriété privée des moyens de produc­tion, s'il modi­fie les formes de cette dialec­tique depuis plus de deux siècles main­te­nant, n'en supprime pas la réalité.

1886, juste­ment. Nous pren­drons cette date char­nière dans l'histoire des luttes sociales en Belgique2 pour essayer l'exercice diffi­cile de synthé­ti­ser en trois points ce qui fait que les gens finissent par bouger collec­ti­ve­ment et se mobi­lisent forte­ment pour faire chan­ger les choses.

1° Une situa­tion drama­tique qui les touche direc­te­ment : si les valeurs de soli­da­rité, d'altruisme, de coopé­ra­tion existent, on assiste à de grands mouve­ments de lutte éman­ci­pa­trice quand les gens sont touchés direc­te­ment et dure­ment. En 1886, une crise écono­mique frappe de plein fouet depuis plus de dix ans, avec pour consé­quence une pres­sion accrue sur les travailleurs en termes de produc­ti­vité horaire, de flexi­bi­lité, de blocage sala­rial. Vivant déjà dans des condi­tions effroyables, la classe ouvrière est donc pous­sée à bout.

2° à ce contexte socio-écono­mique qui fait que les pers­pec­tives de vivre mieux se réduisent comme peau de chagrin, pous­sant les gens au déses­poir, des pistes de solu­tion alter­na­tive sont propo­sées et diffu­sées large­ment. Une vision poli­tique est donc présente. La Première Inter­na­tio­nale a été impor­tante en Belgique fin des années 1860 et a poli­tisé une large couche des travailleurs, et notam­ment les syndi­cats nais­sants. Bien que celle-ci ait disparu, de nombreux mili­tants ont été formés à cette occa­sion et conti­nuent à promul­guer ces idées. Si de nombreuses tendances coexistent, le POB a été créé en avril 1885 et commence à se struc­tu­rer. L'idée « qu'un autre monde est possible », pour reprendre un slogan contem­po­rain, a donc été diffusée.

3° La troi­sième pointe du triangle est la plus impré­vi­sible. Il s'agit de l'étincelle qui fait explo­ser une situa­tion. De l'événement, de l'incident qui fait qu'une masse plus ou moins impor­tante se met en mouve­ment et rejoint une des mino­ri­tés agis­santes. En 1886, il s'agira d'un
« grand meeting public » orga­nisé le jeudi 18 mars en la salle du café natio­nal (place Delcour en Outre­meuse) par « le groupe anar­chiste de Liège » à l'occasion du 15e anni­ver­saire de la Commune de Paris, et ayant pour sujet cette dernière. Une confé­rence-débat comme il y en a encore quoti­dien­ne­ment, mais qui, ce soir-là, rassem­blera un gros millier de travailleurs qui la prolon­ge­ront par une mani­fes­ta­tion dans le cœur bour­geois de la ville. Le lende­main, une grève para­lyse le bassin liégeois, grève qui s'étendra ensuite dans le Bori­nage où elle sera répri­mée dans le sang.

Aucune situa­tion ne se repro­duit exac­te­ment. C'est pour­quoi il s'agit toujours de partir du réel pour établir puis confron­ter une théo­rie dans un mouve­ment dialec­tique. L'intensité des mobi­li­sa­tions qui en découlent varie elle aussi, de la grosse mani­fes­ta­tion à la révolution.

Toujours aujourd'hui, 1886 est présenté comme une émeute ou une jacque­rie où une violence inutile et incon­trô­lée s'est exer­cée. Nous y voyons plutôt, comme d'autres, une révolte sociale qui forcera le pouvoir en place à accor­der les prémices d'une légis­la­tion sociale en Belgique.

Le triangle ainsi proposé est une piste d'analyse. Les inter­ac­tions entre ses trois côtés et l'importance de ceux-ci varient à chaque fois. Aucune situa­tion ne se repro­duit exac­te­ment. C'est pour­quoi il s'agit toujours de partir du réel pour établir puis confron­ter une théo­rie dans un mouve­ment dialec­tique. L'intensité des mobi­li­sa­tions qui en découlent varie elle aussi, de la grosse mani­fes­ta­tion à la révolution.

Une seule chose est certaine : l'accroissement des inéga­li­tés sociales et l'arrogance des possé­dants provoquent tôt ou tard une réac­tion de ceux qu'ils exploitent.


  1. Sur l'histoire de cette dernière, voir Mathieu Léonard, L'émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Inter­na­tio­nale, Paris, La Fabrique, 2011.
  2. Sur 1886, voir Gita Dene­ckere, Les turbu­lences de la Belle époque 1878–1905 in Nouvelle histoire de Belgique. Vol.1 : 1830–1905, coll. Ques­tions à l'histoire, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 56–63.
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