• Vincent Cespedes
    Vincent Cespedes
    philosophe et essayiste

« Le bonheur, c’est l’addiction à la vie ! »

Vincent Cespedes est philosophe et écrivain. En 2010, il a publié un essai intitulé « Magique étude du bonheur ». Il s’interroge sur la peur du bonheur, à laquelle il oppose avec une énergie communicative sa conception : le bonheur est une «humeur de champagne» qui nous fait prendre la vie comme une aventure passionnante…

Salut & Fraternité : Quelle est votre définition du bonheur ?

Vincent Cespedes : Pour moi, le bonheur est une addiction à la vie. Il faut sortir de la vision mièvre du bonheur qui consiste à penser qu‘il est un moment agréable qui dure longtemps, une disposition à la joie. Le bonheur nous fait sortir des conforts, des routines et des préjugés. Il est une gourmandise de vie : c’est vivre intensément.

S&F : Dans notre société, on a l’impression d’avoir l’obligation d’être heureux. D’où vient cette injonction au bonheur que vous appelez « bonheurisme » ?

V.C. : Le « bonheurisme » vient du fait que le bonheur a été moralisé, et qu’il faut en afficher les signes extérieurs. La question du bonheur ne se pose plus quand tout le monde fait semblant d’être heureux ! Et dans ce cas, il n’y a plus besoin de s’interroger sur l’idée de changer la société. En ce sens, le « bonheurisme » est une forme de neutralisation de la politique, puisque si la société va mal, c’est une question de psychologie et non de politique.
Aujourd’hui, tout un courant, venant des États-Unis, appelé psychologie positive, s’exprime notamment via une vague de coachs, et tente de mettre en place une science du bonheur. Ces derniers veulent étudier les gens heureux pour en déduire des recettes de comportements. Une telle approche sous-entend que le bonheur ne relève que de conditions psychologiques individuelles, d’une question de volonté personnelle.

S&F : Le « bonheurisme » crée-t-il un sentiment de culpabilité chez les gens qui ne sont pas heureux ?

V.C. : Évidemment ! Si le bonheur est une question de volonté personnelle, les gens qui sont malheureux ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes ! Le bonheur est ainsi le résultat d’une psychologie bien menée. Pour être heureux, il suffirait d’adopter tel ou tel comportement. La publicité l’induit également : tant que les individus ne consomment pas tel produit, ils ne pourront pas vraiment être heureux. Des intermédiaires sont donc nécessaires pour y accéder. Dans cette optique, le bonheur n’est pas un point de départ, il est une fin en soi.

S&F : Comment expliquez-vous qu’inversement, être heureux fait culpabiliser ?

V.C. : Si vous êtes heureux, vous ne culpabilisez jamais ! C’est incompatible. Culpabiliser signifierait que l’on réfléchisse sur notre bonheur, qu’on l’évalue en le comparant aux autres. Cette vision quantitative en fausse notre perception ! Le bonheur, c’est vivre, point final. Vivre avec une totale impudeur. Son plus grand ennemi, ce n’est pas le malheur mais la pudeur de vivre : ne pas oser vivre pleinement ses émotions ; ne pas oser aller au bout de ses désirs. La culpabilité est une tentative de contrôle. Il n’y a pas à contrôler le bonheur, c’est lui qui vous contrôle !

La question du contrôle du bonheur est intéressante. Il est en effet perçu comme dangereux, à juste titre, car il est politique. Le bonheur est une puissance de disjonction individuelle en fonction de son éthique et de ses valeurs. À ce titre, il est subversif. Car quelqu’un d’heureux accède au jugement critique, à l’insurrection possible. Il devient quelqu’un de politique au sens fort du terme.

Le vrai bonheur est une force qui permet le jugement critique de chacun, et donc la désobéissance. Les personnes qui désobéissent ne sont pas des individus violents ou anarchistes, ce sont des gens heureux.

S&F : Dans une précédente interview vous avez déclaré « Une démocratie de gens heureux, c’est la meilleure garantie contre tous les fanatismes »…

V.C. : Bien sûr ! Le vrai bonheur est une force qui permet le jugement critique de chacun, et donc la désobéissance. Les personnes qui désobéissent ne sont pas des individus violents ou anarchistes, ce sont des gens heureux. Les moutons ne sont pas heureux : ils ne font que suivre. Dans un groupe, des individus capables de tenir tête à ceux qui ont plus de galons à l’épaulette sont des gens qui ont confiance en eux et en la vie, et qui sont heureux.

S&F : Que voulez-vous dire par « le bonheur est en nous et pas devant nous » ?

V.C. : Le bonheur est le point de départ. Il faut retrouver cette perméabilité aux émotions, cette innocence que l’on avait quand on était enfant.  Appréhender la vie sans chercher à la contrôler. Le bonheur, c’est la liberté pure qui s’exprime, c’est une humeur de champagne.

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