• Renaud Gaucher
    Renaud Gaucher
    économiste et psychologue

Le bonheur, nouvelle donnée de l’économie ?

Renaud Gaucher est écono­miste et psycho­logue de forma­tion. Depuis 2007, il se spécia­lise dans une nouvelle disci­pline, l’économie du bonheur, dont il traite dans deux ouvrages : « Bonheur et écono­mie » et « Bonheur et poli­tiques publiques ». Il nous éclaire ici sur cette rencontre entre écono­mie et psycho­lo­gie et sur son utilité aujourd’hui.

Salut & Frater­nité : Pouvez-vous défi­nir l’économie du bonheur ?

Renaud Gaucher : L’économie du bonheur est une disci­pline scien­ti­fique rela­ti­ve­ment récente qui rassemble des pratiques issues des sciences écono­miques et psycho­lo­giques. Un article de Richard Easter­lin, publié en 1974, est à la base du mouve­ment. Il montrait alors que la société améri­caine a connu une crois­sance des richesses pendant les Trente Glorieuses, alors qu’en paral­lèle le senti­ment de bonheur dans la popu­la­tion est resté iden­tique. Cette consta­ta­tion est connue aujourd’hui comme « le para­doxe d’Easterlin ». Il a depuis inspiré de nombreuses recherches dans le domaine.

(…) la société améri­caine a connu une crois­sance des richesses pendant les Trente Glorieuses, alors qu’en paral­lèle le senti­ment de bonheur dans la popu­la­tion est resté iden­tique. Cette consta­ta­tion est connue aujourd’hui comme « le para­doxe d’Easterlin ».

S&F : Pour cette disci­pline, quelle est la défi­ni­tion du bonheur ?

R.G. : Le bonheur est d’abord une notion de psycho­lo­gie. Martin Selig­man, père de la psycho­lo­gie posi­tive, défi­nit une vie heureuse comme une vie plai­sante d’abord (c’est la dimen­sion hédo­nique du bonheur), comme une vie où la personne utilise ses forces pour réali­ser des objec­tifs qui ont de la valeur pour elle (c’est la pers­pec­tive eudé­mo­nique ) et enfin comme une vie qui a du sens.

Pour Ed Diener, le bonheur peut être défini au moyen d’une équa­tion. Ce serait le résul­tat des émotions posi­tives auxquelles on sous­trait les émotions néga­tives auxquelles on addi­tionne la satis­fac­tion. Il nuance néan­moins le rôle des émotions néga­tives, qui apportent du sens à la vie. Ainsi, un trop plein d’émotions posi­tives par rapport aux émotions néga­tives peut avoir un effet néfaste sur le bonheur, notam­ment du fait de perdre le sens du réel.

Une dernière pers­pec­tive serait celle de Daniel Kahne­man, prix Nobel d’économie en 2002. Il s’est inté­ressé à la mesure du bonheur qui l’a amené à établir de nouvelles méthodes dans le domaine. Il insiste ainsi beau­coup sur la ques­tion du temps et de son bon usage.

S&F : Peut-on dès lors consi­dé­rer que le bonheur est une affaire de politiques ?

R.G. : Des femmes et hommes poli­tiques peuvent consi­dé­rer que le bonheur des citoyens n’est pas l’objet des poli­tiques publiques. Cepen­dant, celles-ci ont une influence sur le bonheur, qu’elle soit plus ou moins posi­tive, ou plus ou moins néga­tive. Entre une logique de maxi­mi­sa­tion et une logique de satis­fac­tion, je choi­si­rais cette dernière : cher­cher à amélio­rer le niveau de bonheur de nos socié­tés, mais pas cher­cher à le rendre optimal.

S&F : On parle actuel­le­ment beau­coup d’austérité dans les poli­tiques publiques, un terme qui lui-même n’inspire pas la joie…

R.G. : Aujourd’hui, on sait que les personnes qui font le choix d’entrer dans la simpli­cité volon­taire ont un gain en émotions posi­tives et en bonheur. Mais ce n’est pas une réponse univer­selle, bien sûr. Les personnes qui y entrent ont des valeurs qui les portent vers ce choix et l’accomplissement de celui-ci leur offre une grande satis­fac­tion. Mais il est évident que l’idée selon laquelle toujours plus de crois­sance et de richesses est la solu­tion pour être heureux est battue en brèche.

(…) dans les pays riches, comme la France ou la Belgique, (…) le senti­ment de bonheur ne suit plus la courbe ascen­dante de la crois­sance. Les inéga­li­tés sociales crois­santes dans ces socié­tés présentent alors un frein au bonheur collectif.

De manière géné­rale, on constate deux moments de corré­la­tion entre crois­sance écono­mique et mesure du bonheur géné­ral. Dans les pays pauvres, la crois­sance écono­mique est syno­nyme d’accroissement du bonheur géné­ral. Mais dans les pays riches, comme la France ou la Belgique, ce n’est plus vrai. Le senti­ment de bonheur ne suit plus la courbe ascen­dante de la crois­sance. Les inéga­li­tés sociales crois­santes dans ces socié­tés présentent alors un frein au bonheur collectif.

S&F : Le bonheur peut-il dès lors avoir une valeur marchande ?

R.G. : L’acquisition de nouveaux biens ou la décou­verte d’un nouveau produit peut avoir une inci­dence de quelques instants. Mais les objets et les services répondent rare­ment à une augmen­ta­tion durable du bonheur. On ne peut cepen­dant pas être heureux dans nos socié­tés en vivant unique­ment d’amour et d’eau fraîche : le bonheur néces­site une certaine sécu­rité maté­rielle. D’ailleurs, le mini­mum pour atteindre le bonheur vital a tendance à augmen­ter. Aujourd’hui par exemple, pour être en rela­tion avec les autres, il vaut mieux avoir un télé­phone portable et Inter­net. Ce sont des éléments impor­tants pour atteindre le bonheur par la socia­li­sa­tion, même si ces besoins ont cepen­dant tendance à être surévalués.

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