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Pierre Piccinin
Une multitude de Printemps
Pierre Piccinin est historien, politologue et spécialiste du Moyen-Orient. À l’heure où les révoltes ont éclaté dans les pays arabo-musulmans en 2010, il décide de se rendre sur place pour constater sur le terrain l’ampleur des mouvements. Au-delà de l’image simplifiée d’une vague démocratique et homogène sur les dictatures, il nous présente des contextes et des événements contrastés.
Salut & Fraternité : Selon vous, peut-on parler d’un seul Printemps arabe ?
Pierre Piccinin : Je n’aime pas cette expression de « Printemps arabe ». Elle est très poétique et a créé un engouement dans les médias européens et dans le monde scientifique occidental, mais elle ne colle pas avec la pluralité du monde arabo-musulman. Les Occidentaux y ont vu une émergence globale de la société civile qui réclamait la démocratie. Mais c’était notre idéologie qu’on a projetée. D’ailleurs, on ne peut pas comparer du tout l’Égypte avec la Tunisie, ou le Maroc avec la Syrie, ce sont des pays qui ont eux-mêmes des vécus socio-économiques différents.
Je n’aime pas cette expression de « Printemps arabe ». Elle est très poétique et a créé un engouement dans les médias européens et dans le monde scientifique occidental, mais elle ne colle pas avec la pluralité du monde arabo-musulman.
Ainsi, en Tunisie, il y a un très grand niveau d’éducation. L’ancien appareil politico-économique en place a bien tenté de rester une fois l’ancien président Ben Ali chassé du pouvoir. Mais, quand la population a compris que le système essayait de perdurer, différentes organisations de l’opposition politique mais aussi des organisations régionales et professionnelles ont réagi de manière révolutionnaire. Ensemble, ils se sont autoproclamés « Haute Instance Pour la Réalisation de la Révolution » et ils ont pris en charge le processus électoral afin de préparer la prochaine Constitution. Il s’agit là de la seule révolution aujourd’hui aboutie du Printemps arabe.
L’Égypte, par contre, compte en grande partie une population très pauvre et analphabète. Une fois Moubarak tombé, elle a cru que le changement était accompli. Or, en pratique, c’est l’ancien régime lui-même qui a géré le processus de transition. Le gouvernement militaire et l’ancien establishment ont, d’un commun accord avec les Frères musulmans, mis en place des structures et une Constitution qui ne changent pas fondamentalement ce qui existait. Le président est tombé, mais l’ensemble de l’appareil politico-économique qui dirige ce pays depuis des décennies reste.

S&F : La lutte contre les dictatures a‑t-elle été le moteur des rassemblements populaires ?
P.P. : Ce n’était pas nécessairement des révolutions idéologiques qui demandaient la démocratie. C’était plutôt des coups de colère de populations, assez conservatrices pour la plupart, des révoltes de la faim avec des revendications centrées sur de meilleures conditions de vie sur le plan économique.
Et même au niveau de l’ampleur de la contestation sociale, on ne peut pas comparer les mouvements populaires de Tunisie et d’Égypte avec ce qui s’est passé en Lybie. Les évènements dans ce pays correspondent plutôt à une guerre civile entre l’Est qui a attaqué et occupé l’Ouest avec l’aide de l’OTAN. Les quelques manifestations pro-démocratie qui ont eu lieu rassemblaient quelques centaines de manifestants pour un assouplissement du régime. Mais cela a suffi pour servir les ambitions territoriales de chefs de clans qui se sont infiltrés dans la brèche. On est ainsi dans un cas de guerre clanique, tribale avec une intervention militaire étrangère.
Ce n’était pas nécessairement des révolutions idéologiques qui demandaient la démocratie. C’était plutôt des coups de colère de populations, assez conservatrices pour la plupart, des révoltes de la faim avec des revendications centrées sur de meilleures conditions de vie sur le plan économique.
S&F : Est-ce que dans d’autres pays, d’autres scénarios ont émergé ?
P.P. : Il ne faut pas oublier qu’il n’y a que six ou sept pays sur les 22 pays membres de la Ligue arabe qui ont été touchés par ce « Printemps arabe ». Par exemple, des pays comme le Koweit ou d’une manière générale l’Arabie Saoudite n’ont pas été touchés. Certains mouvements ont aussi été étouffés rapidement par des réformes et des élections qui n’en sont pas comme au Maroc, en Jordanie ou en Algérie. D’autres contestations sociales ont été rudement réprimées dans le sang comme au Bahreïn, où l’émir a envoyé les soldats avec l’appui de chars saoudiens et le silence des puissances étrangères. Il reste encore le cas de la Syrie. La vision dominante chez nous est extrêmement simplifiée : on parle d’une méchante dictature baasiste face à une population qui réclame la démocratie. Le régime de Bachar el Assad est bien meurtrier mais la vision occidentale des événements, c’est du roman-feuilleton. On est loin du pays à feu et à sang. C’est un patchwork communautaire et confessionnel où la volonté démocratique et les identités minoritaires se trouvent contrebalancées par la crainte de dérives d’une république islamique. C’est un point d’interrogation : on va voir si le régime va réussir à se maintenir ou si le pays va sombrer dans la guerre civile.
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