• Nadia el Fani
    Nadia el Fani
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

Laïcité Inch’Allah !

Nadia El-Fani est une cinéaste franco-tuni­sienne. Son dernier film, « Laïcité Inch’Allah ! », débute avant la révo­lu­tion tuni­sienne et envi­sage les soulè­ve­ments contre la dicta­ture de Ben Ali sous un angle qui lui est cher : la sépa­ra­tion de la reli­gion et de l’État. Elle apporte ici son point de vue démo­crate, laïque et fémi­niste sur la révo­lu­tion et ses conséquences.

Salut & Frater­nité : Quel regard portez-vous sur le « Prin­temps arabe » aujourd’hui ?

Nadia el Fani : Cela fait long­temps qu’on atten­dait cela dans les pays arabes. Le chan­ge­ment le plus spec­ta­cu­laire et durable, c’est la libé­ra­tion de la parole. En Tuni­sie, les habi­tants se taisaient depuis des années. Depuis la révo­lu­tion, les gens parlent et c’est quelque chose qui ne chan­gera plus.

Cepen­dant, nous allons mettre long­temps avant d’en cueillir les fruits et de voir une vraie expres­sion démo­cra­tique. Il faut aujourd’hui que la presse se libère. Parce que, dans ce domaine, les vieilles pratiques comme le clien­té­lisme et l’autocensure ont repris le dessus. Aujourd’hui, il n’y a plus seule­ment l’État qui réprime, il y a égale­ment des groupes sala­fistes1 qui par leurs actions violentes terri­fient la popu­la­tion et certains journalistes.

(…) je suis pour­sui­vie pour le moment à cause de mon film. Je suis confron­tée à des plaintes pour atteinte au sacré, aux bonnes mœurs et aux préceptes reli­gieux, ainsi que pour blasphème.

S&F : D’où vient ce retour du bâton dans la société tunisienne ?

N. e F. : D’abord le pouvoir élu n’est pas un pouvoir, c’est une Assem­blée Consti­tuante2. Le Président et le Premier Ministre sont provi­soires, ils ne sont là que pour assu­rer la gouver­nance de la Tuni­sie pendant que l’Assemblée Natio­nale Consti­tuante fait son travail. Mais le système et ses 135 000 poli­ciers sont toujours là, avec les mêmes pratiques et les mêmes méthodes. À titre d’exemple, je suis pour­sui­vie pour le moment à cause de mon film. Je suis confron­tée à des plaintes pour atteinte au sacré, aux bonnes mœurs et aux préceptes reli­gieux, ainsi que pour blasphème.

S&F : Qu’est-ce qui a dérangé dans votre film ?

N. e F.: Je pense que j’ai mis le doigt là où ça fait mal. Le vrai débat dans la société aujourd’hui, c’est la sépa­ra­tion de la reli­gion et du poli­tique. Il devrait faire sont entrée au sein des débats de l’Assemblée Consti­tuante. Avec l’inscription de la laïcité dans la Consti­tu­tion comme ce fut le cas en Turquie, les partis, même isla­mistes, seraient contraints à certains garde-fous, et les mino­ri­tés reli­gieuses ou non-confes­sion­nelles seraient préser­vées. Mais pour l’instant, vu que les sala­fistes mènent des actions violentes, tout le monde a peur de poser ce débat. La solu­tion est une ques­tion de courage poli­tique. Malheu­reu­se­ment, on a à faire à des hommes et des femmes qui manquent de courage surtout si on le compare à celui qu’a eu le peuple face aux balles de la répres­sion de Ben Ali il y a un an.

S&F : Où en est le droit des femmes en Tuni­sie aujourd’hui ?

N. e F. : Les images de la révo­lu­tion tuni­sienne sont éclai­rantes à ce sujet. Contrai­re­ment à tous les autres pays arabes, on voit bien que les femmes étaient très présentes, tous âges et toutes caté­go­ries sociales confon­dus. En effet, la Tuni­sie est un pays qui est rela­ti­ve­ment moderne en matière de droit des femmes. On y retrouve le droit à la contra­cep­tion et à l’avortement libre et anonyme depuis les années 1960. La seule inéga­lité flagrante qui reste, la seule dispo­si­tion héri­tée du droit musul­man, c’est l’inégalité devant l’héritage. Les femmes ne reçoivent lors d’une succes­sion que la moitié de la part d’un homme. Si ce n’est ce dernier point, les inéga­li­tés hommes-femmes en Tuni­sie ou en Belgique sont proches : les salaires moyens sont infé­rieurs, les tâches ména­gères ne sont pas parta­gées, les congés paren­taux sont majo­ri­tai­re­ment pris par des femmes et même si la parité élec­to­rale est un fait, la repré­sen­ta­tion poli­tique des femmes reste inégale.

(…) les inéga­li­tés hommes-femmes en Tuni­sie ou en Belgique sont proches : les salaires moyens sont infé­rieurs, les tâches ména­gères ne sont pas parta­gées, les congés paren­taux sont majo­ri­tai­re­ment pris par des femmes et même si la parité élec­to­rale est un fait, la repré­sen­ta­tion poli­tique des femmes reste inégale.

S&F : Est-ce que la mobi­li­sa­tion a changé la société civile tunisienne ?

N. e F. : Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le peuple tuni­sien, comme tous les peuples, est hété­ro­gène. Il y a des mino­ri­tés ultra­con­ser­va­trices, des conser­va­teurs et des progres­sistes. Ainsi, la grande majo­rité de la popu­la­tion est atta­chée à ses tradi­tions, aux valeurs de la reli­gion. Il faut lui expli­quer que les valeurs moder­nistes ne sont pas contre l’identité musul­mane. Celle-ci peut très bien s’accommoder des valeurs morales d’aujourd’hui. La société civile tuni­sienne dans son ensemble devra abso­lu­ment travailler sur cette question


  1. Ndlr : des mouve­ments sunnites reven­di­quant un retour à l’Islam des origines avec une compré­hen­sion étroite et litté­ra­liste des diffé­rents textes reli­gieux, notam­ment du Coran et de la Sunna.
  2. Ndlr : assem­blée élue afin de rédi­ger la Consti­tu­tion de la Tunisie.
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