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Jean Cornil,
essayiste
« L’homme descend du songe »
Je reviens d’une remontée enchanteresse du Nil, au cœur des civilisations de l’ancienne égypte. Mais aussi d’un pays qui a vécu sa première année de révolution. Moins de touristes. Des conseils de prudence. Les élections qui ont donné la victoire écrasante aux partis religieux. L’impatiente attente que l’armée quitte le pouvoir en transition. La nation de Nasser juge actuellement l’ancien président, autocrate corrompu, et bien des notables de « l’ancien régime » sont en prison. La démocratie instaurée, les urnes ont fait un triomphe aux Frères musulmans et au parti des salafistes. Les « libéraux » n’ont pas convaincu. La servitude divine signe son grand retour.
Comme en Tunisie où les atteintes aux droits des femmes constituent un gigantesque retour en arrière vers l’obscurantisme médiéval. Ou en Lybie… Pas de méprise. Les printemps arabes ont incontestablement libéré les peuples du joug insupportable de dictateurs omnipotents. Et c’est un lieu commun que d’écrire que je m’en réjouis. Mais ces métamorphoses sociétales et démocratiques ont aussi conduit aux victoires électorales de force à l’opposé de mes convictions. Faut-il changer de peuple quand celui-ci se trompe ? Faut-il y voir une projection de l’homme occidental et rationnel sur les anciens colonisés ? Serait-ce une preuve de plus de l’échec des Lumières, donc de l’éducation et du savoir comme outil majeur de l’émancipation ? Ou simplement encore une illustration de plus de la thèse de Régis Debray selon laquelle aucune communauté humaine ne peut évacuer le sacré, chez nous comme ailleurs ?
De retour en notre petit royaume au cœur de l’Europe, replongé dans la chaîne sans fin des faits de l’actualité, j’y vois Athènes qui s’embrase, les agences de notation qui guettent, la Commission Européenne qui dicte ses conditions, les plans de rigueur qui s’affirment les seuls politiques crédibles, les résistances qui tentent de se construire. La servitude des marchés financiers et de l’idéologie de l’économie néo-classique apparait totale auprès des décideurs ? Etienne de La Boétie, revisité par l’anthropologie capitaliste. Servitudes volontaires au désir insatiable de la consommation addictive. Les églises sont désertées, les grandes surfaces et les centres commerciaux pris d’assaut. Autres temps, autres temples…
Né libre, l’homme est donc partout dans les fers, selon la célèbre expression de Jean-Jacques Rousseau. L’emprise de l’irrationnel, du transcendant, de la magie d’un côté de la mer, et de l’autre, l’enserrement dans la rationalité instrumentale, l’individualisme possessif, le désenchantement du monde. Et ce, sans écrire sur les dépendances croissantes des sociétés humaines à l’égard des transformations des écosystèmes et des limites de la biosphère.
Une révolution, ancienne, pour se soumettre au pouvoir de l’argent. Des révolutions, récentes, pour se réfugier dans les promesses célestes. De légitimes combats, de grandes souffrances, de longues luttes pour, au bout du chemin, abdiquer sa liberté et son autonomie en faveur d’instances, matérielles ou spirituelles, qui écrasent notre condition ?
Né libre, l’homme est donc partout dans les fers, selon la célèbre expression de Jean-Jacques Rousseau. L’emprise de l’irrationnel, du transcendant, de la magie d’un côté de la mer, et de l’autre, l’enserrement dans la rationalité instrumentale, l’individualisme possessif, le désenchantement du monde.
Et d’un côté les droits civils et politiques, ceux de 1789, et de l’autre les droits économiques et sociaux, ceux de 1848 ? Je croiserai la réponse. Face à la mondialisation libérale, aux luttes pour l’accaparement des richesses de plus en plus rares, aux zones d’influences des pays émergeants et devant la pauvreté, parfois insoutenable, de bien des citoyens de ces pays libérés de despotes, les droits au travail, à l’école, au logement, à la santé- et j insiste, le droit à vivre dans un environnement sain et durable- sont absolument nécessaires pour assurer la dignité des peuples.
Sur l’autre versant de la Méditerranée, dans nos sociétés brutalisées par les crises qui se succèdent , outre le combat hélas trop défensif, pour le maintien des droits sociaux, la vigilance devant les atteintes aux libertés fondamentales, du sort réservé aux sans-papiers, à l’uniformisation des médias, des lois dites anti-terroristes au triomphe du politiquement correct et de la pensée normalisée, se doit d’être impérative. D’une rive à l’autre, ce sont les mêmes valeurs qui forgent nos destins.
Dans toutes les dimensions complexes de l’humain, et dans chaque recoin de la planète, s’entreprend un gigantesque bras de fer entre d’une part, une tentative lucide pour fonder une alternative solidaire et immanente et, de l’autre tous les songes, ancestraux ou contemporains, qui emprisonnent les consciences et les existences dans le sacré.
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