• Jean Cornil
    Jean Cornil
    essayiste

« L’homme descend du songe »

Je reviens d’une remon­tée enchan­te­resse du Nil, au cœur des civi­li­sa­tions de l’ancienne égypte. Mais aussi d’un pays qui a vécu sa première année de révo­lu­tion. Moins de touristes. Des conseils de prudence. Les élec­tions qui ont donné la victoire écra­sante aux partis reli­gieux. L’impatiente attente que l’armée quitte le pouvoir en tran­si­tion. La nation de Nasser juge actuel­le­ment l’ancien président, auto­crate corrompu, et bien des notables de « l’ancien régime » sont en prison. La démo­cra­tie instau­rée, les urnes ont fait un triomphe aux Frères musul­mans et au parti des sala­fistes. Les « libé­raux » n’ont pas convaincu. La servi­tude divine signe son grand retour.

Comme en Tuni­sie où les atteintes aux droits des femmes consti­tuent un gigan­tesque retour en arrière vers l’obscurantisme médié­val. Ou en Lybie… Pas de méprise. Les prin­temps arabes ont incon­tes­ta­ble­ment libéré les peuples du joug insup­por­table de dicta­teurs omni­po­tents. Et c’est un lieu commun que d’écrire que je m’en réjouis. Mais ces méta­mor­phoses socié­tales et démo­cra­tiques ont aussi conduit aux victoires élec­to­rales de force à l’opposé de mes convic­tions. Faut-il chan­ger de peuple quand celui-ci se trompe ? Faut-il y voir une projec­tion de l’homme occi­den­tal et ration­nel sur les anciens colo­ni­sés ? Serait-ce une preuve de plus de l’échec des Lumières, donc de l’éducation et du savoir comme outil majeur de l’émancipation ? Ou simple­ment encore une illus­tra­tion de plus de la thèse de Régis Debray selon laquelle aucune commu­nauté humaine ne peut évacuer le sacré, chez nous comme ailleurs ?

Les Grecs ont mani­festé à maintes reprises contres les condi­tions dras­tiques d’austérité qui leur sont impo­sées. © Repor­ters – Petros Gian­na­kou­ris – AP

De retour en notre petit royaume au cœur de l’Europe, replongé dans la chaîne sans fin des faits de l’actualité, j’y vois Athènes qui s’embrase, les agences de nota­tion qui guettent, la Commis­sion Euro­péenne qui dicte ses condi­tions, les plans de rigueur qui s’affirment les seuls poli­tiques crédibles, les résis­tances qui tentent de se construire. La servi­tude des marchés finan­ciers et de l’idéologie de l’économie néo-clas­sique appa­rait totale auprès des déci­deurs ? Etienne de La Boétie, revi­sité par l’anthropologie capi­ta­liste. Servi­tudes volon­taires au désir insa­tiable de la consom­ma­tion addic­tive. Les églises sont déser­tées, les grandes surfaces et les centres commer­ciaux pris d’assaut. Autres temps, autres temples…

Né libre, l’homme est donc partout dans les fers, selon la célèbre expres­sion de Jean-Jacques Rous­seau. L’emprise de l’irrationnel, du trans­cen­dant, de la magie d’un côté de la mer, et de l’autre, l’enserrement dans la ratio­na­lité instru­men­tale, l’individualisme posses­sif, le désen­chan­te­ment du monde. Et ce, sans écrire sur les dépen­dances crois­santes des socié­tés humaines à l’égard des trans­for­ma­tions des écosys­tèmes et des limites de la biosphère.

Une révo­lu­tion, ancienne, pour se soumettre au pouvoir de l’argent. Des révo­lu­tions, récentes, pour se réfu­gier dans les promesses célestes. De légi­times combats, de grandes souf­frances, de longues luttes pour, au bout du chemin, abdi­quer sa liberté et son auto­no­mie en faveur d’instances, maté­rielles ou spiri­tuelles, qui écrasent notre condition ?

Né libre, l’homme est donc partout dans les fers, selon la célèbre expres­sion de Jean-Jacques Rous­seau. L’emprise de l’irrationnel, du trans­cen­dant, de la magie d’un côté de la mer, et de l’autre, l’enserrement dans la ratio­na­lité instru­men­tale, l’individualisme posses­sif, le désen­chan­te­ment du monde.

Et d’un côté les droits civils et poli­tiques, ceux de 1789, et de l’autre les droits écono­miques et sociaux, ceux de 1848 ? Je croi­se­rai la réponse. Face à la mondia­li­sa­tion libé­rale, aux luttes pour l’accaparement des richesses de plus en plus rares, aux zones d’influences des pays émer­geants et devant la pauvreté, parfois insou­te­nable, de bien des citoyens de ces pays libé­rés de despotes, les droits au travail, à l’école, au loge­ment, à la santé- et j insiste, le droit à vivre dans un envi­ron­ne­ment sain et durable- sont abso­lu­ment néces­saires pour assu­rer la dignité des peuples.

Sur l’autre versant de la Médi­ter­ra­née, dans nos socié­tés bruta­li­sées par les crises qui se succèdent , outre le combat hélas trop défen­sif, pour le main­tien des droits sociaux, la vigi­lance devant les atteintes aux liber­tés fonda­men­tales, du sort réservé aux sans-papiers, à l’uniformisation des médias, des lois dites anti-terro­ristes au triomphe du poli­ti­que­ment correct et de la pensée norma­li­sée, se doit d’être impé­ra­tive. D’une rive à l’autre, ce sont les mêmes valeurs qui forgent nos destins.

Dans toutes les dimen­sions complexes de l’humain, et dans chaque recoin de la planète, s’entreprend un gigan­tesque bras de fer entre d’une part, une tenta­tive lucide pour fonder une alter­na­tive soli­daire et imma­nente et, de l’autre tous les songes, ances­traux ou contem­po­rains, qui empri­sonnent les consciences et les exis­tences dans le sacré.

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