• François Thoreau
    doctorant en science politique à l’Université de Liège et aspirant FNRS
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

La vérité sur les réseaux sociaux ?

Fran­çois Thoreau est docto­rant en science poli­tique à l’Université de Liège et aspi­rant FNRS. Il se spécia­lise dans les nouvelles tech­no­lo­gies et a animé une rencontre sur les médias sociaux. Nous l’avons rencon­tré pour envi­sa­ger la ques­tion de la rumeur à l’heure des réseaux sociaux.

Salut & Frater­nité : À l’heure des nouveaux médias dits sociaux, quelle forme peut prendre la rumeur ?

Fran­çois Thoreau : La rumeur circule tradi­tion­nel­le­ment de bouche à oreille, et il se fait qu’aujourd’hui, le bouche à oreille connaît une exten­sion nouvelle avec le déve­lop­pe­ment des nouvelles tech­no­lo­gies de l’information et de la commu­ni­ca­tion. Nous avons un accès instan­tané et massif à la propa­ga­tion de l’information et donc, poten­tiel­le­ment, d’informations fausses.

S&F : Pouvez-vous nous faire part d’exemples actuels de rumeur et de leur manière de fonc­tion­ner sur les réseaux sociaux ?

FT : Un exemple fort récent me vient direc­te­ment en tête. L’Union euro­péenne est en train de révi­ser une direc­tive sur les médi­ca­ments. Elle veut forma­li­ser le proces­sus de mise en place de ces produits sur le marché. Dans ce contexte, de nombreuses craintes ont été expri­mées par des acti­vistes envi­ron­ne­men­taux. Ils redou­taient que soit établie une liste de produits inter­dits, qui inclue notam­ment toute espèce de plante médi­ci­nale. Il y a donc eu une série de péti­tions et de réac­tions sur le sujet, large­ment relayées sur les réseaux sociaux et par e‑mail, pour dénon­cer cette approche suppo­sée de l’Union européenne.

L’association Nature et Progrès1, qui agit dans la défense de l’environnement, est d’habitude la première à réagir sur ce genre de message. Ici, elle a dû allu­mer un contre-feu média­tique car ces infor­ma­tions étaient fausses. Ses spécia­listes avaient aupa­ra­vant réalisé un travail d’analyse et de critique du projet de direc­tive en ques­tion. Ils ont dénoncé une entre­prise de lobbying du secteur indus­triel dit de la « phyto­thé­ra­pie », c’est-à-dire l’industrie des complé­ments alimen­taires et autres remèdes miracles.

Ceux-ci s’estiment désa­van­ta­gés, par la direc­tive, dans la compé­ti­tion qui les oppose aux groupes pharmaceutiques.

CC-BY-NC-SA flickr​.com – west.m flickr​.com – Old Shoe Woman

S&F : Nous avons donc une rumeur qui a pris beau­coup d’ampleur, qui a mobi­lisé les foules et qui a fait l’objet d’une contre-campagne. Cette fausse infor­ma­tion circule-telle encore aujourd’hui ?

FT : Vous parlez clai­re­ment du prin­cipe du « buzz », qui veut que la nouvelle, qu’elle soit vraie ou pas, se propage très vite de manière virale entre les personnes. C’est le prin­cipe du « I like » ou « J’aime2 » sur Face­book ou du « retweet3 » sur Twit­ter. Vous lisez une nouvelle qui vous semble perti­nente et qui vaut la peine d’être véhi­cu­lée et vous la trans­met­tez à l’ensemble de vos contacts. Ceux-ci peuvent la retrans­mettre à leur tour et créer un effet boule de neige. Ce sont des méca­nismes d’agrégation des préfé­rences qui ont pour propriété d’être extrê­me­ment rapides. L’information se trans­met donc très vite et à un très grand nombre de personnes. Cet effet boule de neige est tout le prin­cipe du « buzz ».

Quant à savoir si les contre­feux qu’on allume suffisent à contrer cet effet boule de neige, j’ai envie de répondre par l’affirmative, mais partiel­le­ment seule­ment. Certaines personnes vont trans­mettre une chaîne d’e‑mails ou vont poster un élément sur Face­book. Et il y aura toujours quelqu’un qui va aller plus loin, qui va faire quelques recherches supplé­men­taires et montrer que l’information n’est pas vraie. Cet indi­vidu va renvoyer l’information correcte à l’émetteur. Malheu­reu­se­ment, l’émetteur origi­nal ne renvoie que très rare­ment un erra­tum, un mea culpa ou simple­ment un message pour corri­ger l’information qu’il a émise. Il y a donc des effets irré­ver­sibles. Si la boule de neige a bien pris, l’une ou l’autre recti­fi­ca­tion ne suffit pas à empê­cher la fausse infor­ma­tion de se propa­ger. Seul un facteur tempo­rel pourra y mettre fin. La rumeur finit par mourir de sa belle mort.

S&F : Vous avez évoqué ces personnes qui font ce devoir complé­men­taire de véri­fi­ca­tion. Est-ce une pratique courante sur la toile ?

FT : Il y a très peu de gens qui font ce travail. Clas­si­que­ment, ce sont les personnes qui sont déjà inves­ties sur le sujet qui réagissent pour corri­ger le tir : si on parle d’environnement, ce sera un acti­viste envi­ron­ne­men­ta­liste, convaincu et critique par rapport à ce domaine d’information. Sur les prin­cipes de diver­si­tés cultu­relles ou de laïcité, Henri Gold­man essayera d’apporter de la nuance quand il s’agit, par exemple, d’affaires de voile, face aux rumeurs les plus folles, parfois impli­ci­te­ment racistes ou antisémites.

Et en matière infor­ma­tique, un domaine fort sujet à la rumeur, vous avez un site célèbre, « Hoax­bus­ter4 ». Il s’agit d’une source bien connue pour recou­per de l’information et permettre à celles et ceux qui font preuve d’esprit critique de diffu­ser les commu­ni­qués qui infirment ou confirment les rumeurs.

S&F : Vous parlez du site « Hoax­bus­ter » qui exis­tait avant l’apparition massive des réseaux dits sociaux et qui ciblait parti­cu­liè­re­ment les chaînes d’e‑mail. Est-ce que Face­book ou Twit­ter ont changé la donne ?

FT : Il est sûr qu’il y a une diver­si­fi­ca­tion des canaux par lesquels la rumeur peut se propa­ger. À l’époque, c’était unique­ment via les chaînes d’e‑mails. Aujourd’hui, on pour­rait penser intui­ti­ve­ment que les réseaux sociaux ajoutent des couches, des moyens supplé­men­taires de diffu­ser des infor­ma­tions rapi­de­ment et donnent une caisse de réso­nance plus grande aux fausses infor­ma­tions. On peut donc suppo­ser que des sites comme « Hoax­bus­ter » doivent travailler plus rapi­de­ment, vu que l’information se propage plus vite.

S&F : Est-ce que la rumeur change de nature avec Inter­net et les nouveaux réseaux sociaux ?

FT : J’ai tendance à penser que oui, et ce pour deux raisons. La première est qu’on passe d’un système où il y a un poids édito­rial très fort avec des jour­na­listes et une insti­tu­tion qui engagent leur crédi­bi­lité. Vous avez donc des méca­nismes insti­tu­tion­nels qui visent à limi­ter la propa­ga­tion de l’information fausse. Des erreurs se produisent, évidem­ment. Mais en prin­cipe, il y a des méca­nismes pour empê­cher leur propa­ga­tion. Avant l’usage inten­sif d’Internet, les rumeurs se propa­geaient géné­ra­le­ment plutôt par le bouche-à-oreille de personne à personne plutôt que par des médias de masse. La seconde raison tient au méca­nisme d’agrégation des préfé­rences dont nous avons déjà parlé, les méca­nismes de « buzz » qui vont donner tout de suite des caisses de réso­nance beau­coup plus grandes à ce qui pour­rait n’être que des microphénomènes.

En ce qui concerne notre posi­tion en tant qu’individus, je prône­rais un prin­cipe critique qui est valable en tout temps et en tout lieu : le recou­pe­ment des infor­ma­tions. Si la RTBF annonce la fin de la Belgique, prenez soin de jeter un oeil sur RTL et Inter­net avant de vous affo­ler. Ce n’est évidem­ment pas spécia­le­ment un réflexe de tous mais c’est une pratique qu’il faut valoriser.

S&F : En conclu­sion, quelle atti­tude pouvons-nous adop­ter face à ce flux d’informations ?

FT : C’est vrai que le « buzz » a un côté raz-de-marée. Les utili­sa­teurs sont submer­gés par une infor­ma­tion. Qu’il soit utilisé par des firmes marke­ting ou par des indi­vi­dus, le prin­cipe reste de noyer les personnes avec des évène­ments et des produits. On peut déjà y résis­ter en atten­dant un peu, en étant patient. On remarque actuel­le­ment que toutes les firmes misent une partie de leur stra­té­gie sur les réseaux sociaux ; on entend parler sans cesse de « buzz ». Mais comme l’origine anglaise du terme le dit très bien, le « buzz » est un bruit de fond, c’est un murmure constant. Avec la proli­fé­ra­tion des bruits et le fait que tout le monde cherche à en faire, les jour­na­listes, les marques et certains indi­vi­dus, on va avoir une satu­ra­tion. À force de s’amplifier, le bruit de fond commence à deve­nir inte­nable pour qui que ce soit. Je pense que la logique de faire du « buzz » pour faire du « buzz » ne peut que s’essouffler d’elle-même. Le public se lassera de ces coups média­tiques constants qui s’essoufflent aussi vite qu’ils se sont propagés.

En ce qui concerne notre posi­tion en tant qu’individus, je prône­rais un prin­cipe critique qui est valable en tout temps et en tout lieu : le recou­pe­ment des infor­ma­tions. Si la RTBF annonce la fin de la Belgique, prenez soin de jeter un oeil sur RTL et Inter­net avant de vous affo­ler. Ce n’est évidem­ment pas spécia­le­ment un réflexe de tous mais c’est une pratique qu’il faut valoriser.

  1. http://​www​.natpro​.be/
  2. Fonc­tion du site www​.face​book​.com qui permet de marquer publi­que­ment son inté­rêt pour une actua­lité relayée ou émise par un autre utilisateur.
  3. Fonc­tion du site www​.twit​ter​.com qui permet de relayer rapi­de­ment une nouvelle d’un autre utilisateur.
  4. http://​www​.hoax​bus​ter​.com/

 

 

Réseaux sociaux et révo­lu­tions arabes

Salut & Frater­nité : À l’heure des mouve­ments de révoltes des pays arabes, que peut-on dire d’une éven­tuelle utili­sa­tion parti­cu­lière d’Internet et des réseaux sociaux ?

Fran­çois Thoreau : Au niveau des pouvoirs en place, il ne me semble pas qu’il y ait eu une utili­sa­tion ou un contrôle parti­cu­lier des médias sociaux. Ce serait plutôt le contraire. C’est un outil qui a plus servi aux popu­la­tions qu’aux insti­tu­tions poli­tiques. La meilleure preuve de cela est qu’au tout début de la contes­ta­tion en Égypte, le pouvoir a fait couper le prin­ci­pal four­nis­seur d’Internet, faisant chuter le trafic de 80% en un jour. Il y avait donc le senti­ment, de la part du régime en place, d’une perte de contrôle par rapport à ces outils.

Par contre, en ce qui concerne le rôle précis d’Internet et des réseaux sociaux, il faut faire preuve de nuance. On a beau­coup lu dans les médias que Face­book avait fait la révo­lu­tion. C’est un discours clas­sique qui n’est évidem­ment pas juste, qu’on retrouve pour­tant par rapport à pas mal de tech­no­lo­gies. C’est un discours déter­mi­niste qui dit qu’on crée une tech­no­lo­gie et elle va influer d’une façon méca­nique, de manière très linéaire, sur le social. En fait, c’est très loin de corres­pondre à la réalité.

Les réseaux sociaux ont plutôt joué un rôle de cata­ly­seur. Ils ont certai­ne­ment préci­pité la révo­lu­tion. Il faut savoir que les taux de péné­tra­tion d’Internet dans ces pays-là est rela­ti­ve­ment faible : en Tuni­sie, 34% de personnes sont connec­tées et en Égypte, 21%. C’est donc un peu simpliste de dire que les réseaux sociaux ont provo­qué ces mouve­ments (la démo­gra­phie et le taux d’alphabétisation sont sans doute des facteurs de fond bien plus perti­nents). Ils ont pu agir comme déclen­cheur et ont certai­ne­ment permis pour une partie de la popu­la­tion de se comp­ter, de savoir qu’il y avait un enthou­siasme pour un chan­ge­ment poli­tique. Mais cela n’aurait servi à rien s’il n’y a pas de traduc­tion de la contes­ta­tion en ligne dans les rues.

C’est très facile de dire que nous ne sommes pas d’accord sur Inter­net. On peut mettre virtuel­le­ment 160 000 tentes devant le 16 rue de la Loi1. Mais tant que les gens ne descendent pas dans la rue, cela n’a pas d’effet direct. C’est amusant car si nous compa­rons ce qui se passe chez nous avec une contes­ta­tion dans les pays arabes, les évène­ments engrangent des effets inver­se­ment propor­tion­nels. Dans les pays arabes, c’est un creu­set qui démarre un peu sur les réseaux sociaux mais qui se propage à toute la société. S’engager là-bas, c’est affron­ter des évène­ments dramatiques.

Ce sont des gens qui se battent contre les forces de l’ordre. Ce sont des lignes de citoyens contre des lignes de CRS. Ici, vous avez 160 000 personnes assises sur leur fauteuil qui se disent qu’elles ne sont pas d’accord et « Shame2 » sur le gouver­ne­ment. Et de 160 000 sur Inter­net, on passe à 30 000 personnes dans la rue sans message poli­tique parti­cu­lier à porter. Dans les pays arabes, la révo­lu­tion se ressent partout : dans les écoles, dans les cafés, dans les commerces, les univer­si­tés, dans tous les espaces où les gens peuvent faire commu­nauté. Les réseaux sociaux en font partie certai­ne­ment mais ce n’est pas l’essentiel.

 

  1. Cfr. http://​www​.camping16​.be, une initia­tive qui invite les inter­nautes à « camper » virtuel­le­ment devant le 16 rue de la Loi pour protes­ter pour la mise sur pied d’un gouvernement.
  2. « Honte » en anglais. « Shame » est égale­ment un mouve­ment initié par cinq jeunes qui a débou­ché sur une mani­fes­ta­tion le 23 janvier dernier à Bruxelles pour dénon­cer l’absence de gouver­ne­ment en Belgique.
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