• Céline Martin
    coordinatrice au service Démocratie

Le livre : vecteur d’émancipation et/ou objet de distinction sociale ?

Témoin de l’histoire des idées, le livre en est aussi acteur dans la mesure où ce support de commu­ni­ca­tion est à la fois vecteur de connais­sance et produc­teur de sens. Qu’il suffise pour nous en convaincre de nous souve­nir du rôle qu’il a joué du XVIe au XVIIIe siècle à la diffu­sion d’idées nouvelles, ou à l’enjeu social formi­dable de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture par tous, porté notam­ment par le combat de Jules Destrée pour asseoir l’obligation scolaire pour tous.

Vecteur de connais­sances, le livre est égale­ment enjeu de pouvoir : il rend compte de rela­tions de pouvoir. Il implique un contrat qui lie l’auteur et son lecteur à la promesse d’un sens1.

Selon les conclu­sions de l’étude du Centre de Lecture publique de la Commu­nauté fran­çaise (CLPCF), le capi­tal cultu­rel joue un grand rôle dans la pratique de la lecture. Le capi­tal écono­mique par contre ne consti­tue pas une variable prépon­dé­rante. L’âge est fonda­men­tal (les jeunes de 15 à 24 ans ont tendance à lire des BD, des maga­zines de loisirs et pratiquent assi­dû­ment les sms ; jusqu’à 18 ans, en rela­tion à la scola­rité, ils fréquentent occa­sion­nel­le­ment ou ponc­tuel­le­ment une biblio­thèque, de 24 à 44 ans, on constate une lecture impor­tante des cour­riers et quoti­diens …). Le sexe est une variable essen­tielle (les femmes lisent plus des livres de déco­ra­tion, tourisme, romans senti­men­taux, et les hommes, les revues tech­niques, les dossiers de travail, …). Les évène­ments qui jalonnent le parcours des indi­vi­dus (nais­sances, mariages, rencontres, etc.) ont un impact également.

La lecture et l'écriture contri­buent au proces­sus d'émancipation.

Plus fonda­men­ta­le­ment peut- être pour notre propos, le livre existe par la pratique cultu­relle de la lecture. Pour comprendre une pratique cultu­relle, on peut former deux hypo­thèses préa­lables2. L’une qui consi­dère que les indi­vi­dus choi­sissent libre­ment une pratique spéci­fique (la lecture de tel livre, l’écoute de telle émis­sion de radio, …), l’autre qui entend ces choix comme étant déter­mi­nés par d’autres facteurs que le seul goût person­nel. Ainsi, en ce qui concerne la lecture, les goûts des lecteurs seraient le produit des condi­tions sociales qui les ont façon­nés (habi­tus, capi­tal cultu­rel, etc.). En effet, selon l’enquête « Pratiques et atti­tudes face à la lecture »3, si les pratiques de lecture évoluent (démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement, diver­si­fi­ca­tions édito­riales, etc.), si des atti­tudes face à la lecture sont multi­formes, il   y a bien   une   corré­la­tion entre lecture et déter­mi­nismes sociaux.

« Les pratiques de lecture traduisent une volonté de marquer son appar­te­nance à un groupe social (auquel on s’identifie) en se distin­guant clai­re­ment des autres groupes sociaux. De ces stratégies de clas­se­ment naît une hiérar­chie des lectures. On assiste à une diversification des pratiques de lecture, tant au niveau des supports qu’au niveau des conte­nus. »4

Ainsi, le livre, la lecture sont-ils surdé­ter­mi­nés :  objet ou pratique de distinc­tion sociale, ils ne tendent pas en soi à l’émancipation5.

Ici se joue peut-être le cœur du défi laïque d’émancipation indi­vi­duelle et collec­tive : multi­plier les possi­bi­li­tés d’actions, de projets qui permet­tront aux lecteurs de passer outre la valeur d’objet symbo­lique de distinc­tion sociale du livre pour en agir plei­ne­ment la valeur démo­cra­tique de compré­hen­sion du monde, de libre examen et de posi­tion­ne­ment citoyen.

Mais ils peuvent y contri­buer. Outre les pré-requis de base concer­nant les capa­ci­tés langa­gières de lecture et d’écriture, il faudra travailler l’écart symbo­lique entre le lecteur poten­tiel et le livre, la lecture ainsi que les lieux par excel­lence qui sont voués au contact avec le livre : la biblio­thèque et la librairie.

Ici se joue peut-être le cœur du défi laïque d’émancipation indi­vi­duelle et collec­tive : multi­plier les possi­bi­li­tés d’actions, de projets qui permet­tront aux lecteurs de passer outre la valeur d’objet symbo­lique de distinc­tion sociale du livre pour en agir plei­ne­ment la valeur démo­cra­tique de compré­hen­sion du monde, de libre examen et de posi­tion­ne­ment citoyen.


  1. G. Stei­ner, « Le Silence des Livres », pp. 11- 12, Seuil, 2007. L’auteur complète son propos par une analyse peu commune du rapport de l’écrit et de l’oralité à la démocratie.
  2. L’étude sur « Les pratiques et consom­ma­tions cultu­relles en Commu­nauté fran­çaise. Un état des lieux. Rapport final mai 2006 » tente d’approcher la ques­tion en fonc­tion de variables quan­ti­ta­tives et quali­ta­tives afin de tenir compte des facteurs déter­mi­nants tels que la classe sociale et des facteurs plus individuels.
  3. In – Les cahiers du CLPCF, décembre 2002. Cette étude relève notam­ment quelques points assez remar­quables pour cerner les pratiques de lecture en commu­nauté fran­çaise. En voici certains parti­cu­liè­re­ment évoca­teurs : Si on hiérar­chise le temps consa­cré aux loisirs on constate que l’activité de loisir prin­ci­pale du belge moyen (de 15 ans et plus) est la télé­vi­sion (3h/j), suivie de la radio (2h/j), des acti­vi­tés sociales (voir des parents, amis, … 34'/j). La lecture vient en 8e posi­tion avec une moyenne de 8 minutes.
  4. Op. cit, p. 8.
  5. Dans ce même ordre d’idée, A Desharte souligne que « Les histo­riens rappellent que le raffi­ne­ment d’une civi­li­sa­tion et son rapport privi­lé­gié à l’art n’a jamais empê­ché le triomphe de la barba­rie, qu’on ne peut espé­rer des livres qu’ils changent le monde. A. Desharthe, « Pour­quoi déve­lop­per le goût de la lecture ? », in – « L’avenir du livre », colloque, février 2007, p 32.
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