• Tanguy Habrand
    assistant au Département des Arts et Sciences de la Communication (ULG), Assistant éditorial aux Impressions Nouvelles

Édition numérique : esquisse de quelques principes et contraintes du régime immatériel

L’appropriation du monde en une succes­sion   de « 1 » et de « 0 » s’est atti­rée, dans les pays les plus déve­lop­pés, la sympa­thie d’un vaste public par-delà les classes sociales, les genres et les géné­ra­tions. Adop­tée par un grand nombre de convain­cus dans les domaines de la photo­gra­phie et de la musique, qu’elle a remo­de­lés de part en part en rendant leurs produits plus utili­sables et plus trans­mis­sibles que jamais, la révo­lu­tion numé­rique avait encore à faire ses preuves en matière de livre.

 De ce point de vue, les dix dernières années se sont montrées déci­sives. Et l’on peut consi­dé­rer sans risque que le numé­rique est actuel­le­ment le premier chan­tier de la profes­sion. Les résul­tats d’un sondage mené en 2009 par Livres Hebdo illus­trent bien une trans­for­ma­tion radi­cale dans le champ des préoc­cu­pa­tions du secteur : alors que la ratio­na­li­sa­tion et la concen­tra­tion à l’œuvre dans l’édition appa­rais­saient comme l’objet premier de toutes les atten­tions dans les années  1980 et 1990, celles-ci sont désor­mais battues à plate couture par  la  « révo­lu­tion   numé­rique  » et ses prin­ci­paux foyers : les biblio­thèques numé­riques de type Google ou Gallica, la vente en ligne de type Amazon ou 1001​li​braires​.com, ou encore les supports du livre numérique.

Pour autant, le discours sur le numé­rique se heurte à des idées reçues qui ont la vie dure. Exemple parmi ces raccour­cis, celui qui consiste à mesu­rer la santé de l’édition numé­rique à l’aune de la seule litté­ra­ture contem­po­raine, au détri­ment de l’édition juri­dique ou scien­ti­fique, de la bande dessi­née, de la litté­ra­ture clas­sique ou des guides de voyage.  Ou cet autre qui cantonne les pratiques de lecture numé­rique à la « liseuse », dédiée à la lecture de texte unique­ment, margi­na­li­sant tous les autres termi­naux, de l’écran d’ordinateur au télé­phone portable en passant par la tablette multi­mé­dia de type iPad — dont on retient surtout le rôle qu’elle aurait à jouer dans le domaine de la presse.

Pour autant, le discours sur le numé­rique se heurte à des idées reçues qui ont la vie dure. Exemple parmi ces raccour­cis, celui qui consiste à mesu­rer la santé de l’édition numé­rique à l’aune de la seule litté­ra­ture contem­po­raine, au détri­ment de l’édition juri­dique ou scien­ti­fique, de la bande dessi­née, de la litté­ra­ture clas­sique ou des guides de voyage.

Pour abor­der le numé­rique dans sa complexité, ce sont tous les croi­se­ments entre des caté­go­ries édito­riales et des supports qui doivent être envi­sa­gés, rencontres qui tendront à se sélec­tion­ner mutuel­le­ment au gré des pratiques et des usages. La litté­ra­ture pour­rait bien ne jamais décol­ler sur écran d’ordinateur, ou la bande dessi­née se révé­ler inadap­tée à des écrans de trop petite taille. Les nombreuses revues scien­ti­fiques qui se déploient en ligne — permet­tant une circu­la­tion plus aisée de la recherche et la centra­li­sa­tion de volumes souvent disper­sés ou peu maniables — pour­raient se satis­faire pour leur part, en contexte de travail, de l’ordinateur.

Encore n’est-ce là qu’un premier aspect, celui qui tend à trans­fé­rer des caté­go­ries mentales issues du monde du livre tel que nous le connais­sons à l’environnement numé­rique. Or, de la même façon que le numé­rique a récem­ment, dans le domaine musi­cal, mis à mal la notion d’album au profit de la piste ache­tée à la pièce, les initia­tives menées par une société telle que le Cairn permettent l’achat d’une partie de livre plutôt que d’un volume entier ; la publi­ca­tion numé­rique par Penguin, l’an dernier, de The Death of Bun ny Munro de Nick Cave, était enri­chie de lectures et de musiques du  chan­teur-écri­vain ; et  on ne compte plus les adap­ta­tions de diction­naires, d’encyclopédies et de livres pratiques  en « appli­ca­tions » pour télé­phone mobile ou tablette multi­mé­dia. L’évolution du contenu livresque évolue dans le sens d’un autre rapport au dé- coupage, d’une perméa­bi­lité à de nouveaux médias, d’un rappro­che­ment aussi avec la forme et les prin­cipes du web.

Ce n’est donc pas « le » livre en tant que tel qui est voué à dispa­raître, mais bien plutôt des caté­go­ries édito­riales dont l’ergonomie nouvelle tend à disqua­li­fier les formes précé­dentes, et inver­se­ment : désué­tude de l’annuaire télé­pho­nique ou de l’essai de pointe, d’un côté, réaf­fir­ma­tion du livre d’art ou du livre-objet, de l’autre. Pour le reste, les années qui viennent s’annoncent placées sous le signe de la complé­men­ta­rité, avec une édition numé­rique arti­cu­lée à l’édition tradi­tion­nelle selon des moda­li­tés qui ne sont pas sans rappe­ler, quoiqu’en la dépla­çant légè­re­ment, la dyna­mique du livre de poche.

Ce n’est donc pas « le » livre en tant que tel qui est voué à dispa­raître, mais bien plutôt des caté­go­ries édito­riales dont l’ergonomie nouvelle tend à disqua­li­fier les formes précé­dentes, et inver­se­ment : désué­tude de l’annuaire télé­pho­nique ou de l’essai de pointe, d’un côté, réaf­fir­ma­tion du livre d’art ou du livre-objet, de l’autre.

Les muta­tions en cours n’en de- mandent pas moins une obser­va­tion atten­tive et la mobi­li­sa­tion de tous les parte­naires du livre. Si légère qu’elle puisse sembler, l’immatérialité du secteur numé­rique ne doit faire oublier son poids écono­mique. Coût exor­bi­tant d’une part, pour les acteurs (éditeurs, libraires, biblio­thé­caires) qui souhaitent s’y conver­tir. Secteur riche de retom­bées poten­tielles d’autre part, pour ceux qui en sont actuel­le­ment les cham­pions (Google, Amazon ou encore Apple) au risque d’une désta­bi­li­sa­tion des fonde­ments de la chaîne du livre. Si le débat sur le plai­sir de la lecture, où l’on oppose la géné­ro­sité du papier à la froi­deur de l’écran, semble à la fois stérile et contin­gent, autre­ment plus fonda­men­tal est celui de l’accès aux outils numé­riques et de la diver­sité des conte­nus accessibles.

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