• Henri Deleersnijder
    Henri Deleersnijder
    professeur d’histoire et essayiste

Lire, c’est résister

« Quand j’entends le mot culture, je sors mon revol­ver. » Cette phrase archi­con­nue, attri­buée tantôt à Gœring et tantôt à Gœbbels, résume dans sa brutale conci­sion tout le mépris que les nazis éprou­vaient pour la pensée libre et ses expres­sions les plus nobles. Légè­re­ment adap­tée d’une pièce de théâtre inti­tu­lée Schla­geter – du nom d’un Alle­mand exécuté en 1923 sur ordre des forces fran­çaises occu­pant la Ruhr et consi­déré comme le « premier martyr » du mouve­ment natio­nal-socia­liste –, elle est de- venue aujourd’hui emblé­ma­tique de la haine que l’extrême droite a toujours nour­rie pour les créa­tions de l’esprit, du moins quand celles-ci échappent à son carcan idéo­lo­gique ou à ses funestes machinations.

L’Histoire regorge d’exemples de ces pratiques répres­sives propres aux régimes auto­ri­taires et tota­li­taires. Déjà le premier empe­reur de Chine, Shihuangdi, fait brûler entre 221 et 210 avant notre ère tous les livres des lettrés confu­céens, à l’exception des ouvrages de carac­tère tech­nique. Au Moyen âge, c’est le Talmud qui, dans une Europe chris­tia­ni­sée, est livré aux flammes. Et au XVIIIe siècle, alors qu’on la croyait défi­ni­ti­ve­ment aveu­glée par les Lumières et tapie à jamais dans son antre, la censure aux impi­toyables ciseaux parvient encore à inter­dire en France la publi­ca­tion de l’Ency­clo­pé­die. Quelle sinistre conti­nuité histo­rique entre les anciens manus­crits caviar­dés et les auto­da­fés de l’Allemagne hitlérienne !

On ne peut dès lors que ressen­tir de l’admiration pour les écri­vains qui se sont indi­gnés à la vue de ces meur­trières dérives et ont osé s’élever contre les pouvoirs qui y sombraient. Emile Zola fut de ceux-là. Son célèbre J’accuse, publié dans le jour­nal L’Aurore du 13 janvier 1898, est l’acte de nais­sance de l’« intel­lec­tuel » moderne.  Voilà un terme qui  char­rie d’emblée un sens péjo­ra­tif puisque, au moment de l’Affaire Drey­fus, il a d’abord été employé par les oppo­sants du capi­taine injus­te­ment condamné pour trahi- son afin de stig­ma­ti­ser ceux qui le défen­daient au nom de leur haute idée des droits de l’homme. C’est que les natio­na­listes de l’époque, plus atta­chés à l’ordre qu’aux valeurs répu­bli­caines, s’étaient donné comme mission de proté­ger la nation, de l’épurer aussi pour tenir à distance les apports exté­rieurs, bref de la préser­ver de tout ce qui était à leurs yeux suscep­tible de provo­quer des lézardes en son sein.

Les temps ont bien changé certes, et il ne peut être ques­tion de jouer inuti­le­ment à se faire peur : en ce début de XXIe siècle, l’ogre fasciste n’a tout de même pas une nouvelle fois dévoré les démo­cra­ties. Et pour­tant, en ce qui concerne notre seule Union euro­péenne, il faudrait être parti­cu­liè­re­ment distrait pour ne pas s’apercevoir qu’un vent mauvais s’y lève. Depuis quelques années, en effet, s’y déve­loppent des mouve­ments popu­listes – avec d’appréciables résul­tats élec­to­raux à la clé – dont les théma­tiques voisinent très souvent avec celles de la droite extrême la plus dure : natio­na­lisme, xéno­pho­bie ou racisme, anti­par­le­men­ta­risme, lutte contre toute forme de plura­lisme, etc. Cette dange­reuse pano­plie présente fina­le­ment tous les aspects d’un rejet de l’Autre, immi­gré en tête. Et, dans notre société consu­mé­riste aux goûts stan­dar­di­sés, au poli­ti­que­ment correct triom­phant, les écri­vains et artistes – ces spécia­listes de la mobi­lité cultu­relle – ne seraient-ils pas des « immi­grés » par excel­lence ? Raison de plus pour leur permettre de s’adonner à leurs créa­tions. Le livre parmi elles, en dépit du succès des nouvelles tech­no­lo­gies de commu­ni­ca­tion, reste certai­ne­ment le meilleur rempart contre le forma­tage des esprits et un précieux anti­dote contre les menaces pesant sur la démo­cra­tie. Car c’est dans le silence de la lecture que s’échafaude une pensée libre. Et la volonté de penser, c’est aussi résister.

A cet égard, on ne peut qu’adhérer à la ferme réso­lu­tion du regretté  Fran­cis  Blanche  : « Quand j’entends parler de revol­ver, je sors ma culture… »

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