• Jean Sloover
    chroniqueur

Made in the eighties : nouveau catéchisme, la pensée unique est l’antithèse du Libre-examen…

« Les idéo­lo­gies sont mortes », « L’économie obéit aux lois de la Nature », « Il faut lais­ser faire, lais­ser passer », « Libre, le marché se régule de lui-même », « Les pouvoirs publics perturbent l’économie », « Avec Inter­net, nous sommes tous frères », « Le client est roi », « L’Etat est le préda­teur des richesses du privé », « L’efficacité écono­mique est un préa­lable à la justice sociale », « « Dans une société libé­rale, les indi­vi­dus gagnent ce qu’ils méritent », « Tout le monde peut s’enrichir en Bourse », etc.1 Les idées consti­tu­tives de la pensée unique sont connues. Elles se résument le plus souvent, on le voit, à quelques mots d’ordre…

 L’expression « pensée unique » ne renvoie pas à un concept dur : à la fois expres­sion média­tique et slogan poli­tique péjo­ra­tifs, on en use en géné­ral pour dénon­cer cette juxta­po­si­tion plus ou moins cohé­rente d’idées simplistes et donc faibles qui visent à convaincre chacun que, loin des vertiges de la poli­tique, il existe des réponses douces2 et de bon sens à la plupart des problèmes d’une société et d’un monde où l’économie assume désor­mais une fonc­tion majeure. En ce sens, la pensée unique est, dans l’esprit de ses prota­go­nistes, « la » réponse post­mo­derne à l’éternelle ques­tion du vivre ensemble…

Bien que mièvres, ces repré­sen­ta­tions rudi­men­taires tirent cepen­dant, de leur simpli­cité même, une force de convic­tion consi­dé­rable. À telle enseigne que la pensée unique est ce qui a large­ment rendu possible les réformes néoli­bé­rales qui, au profit d’un nouveau capi­ta­lisme guidé par la finance inter­na­tio­nale, ont mis un terme au système d’économie mixte orienté vers une certaine redis­tri­bu­tion des richesses issu des espoirs de la victoire sur le nazisme. En le présen­tant comme un formi­dable progrès, la pensée unique, en effet, a concep­tua­lisé et légi­timé ce Ther­mi­dor (NDLR : contre-révo­lu­tion) socioé­co­no­mique. C’est sous sa houlette, que, dans les années ’80, s’est opérée la fulgu­rante révo­lu­tion coper­ni­cienne des menta­li­tés que néces­si­tait sa mise en oeuvre.

Racines

La pensée unique n’est pas pour autant une doctrine figée : ses canons ont, en fonc­tion d’objectifs poli­tiques succes­sifs diffé­ren­ciés, sensi­ble­ment évolué au fil du temps. Il y a donc une histoire de la pensée unique. Elle s’articule en trois actes. Premier acte : un rejet massif de l’État. Deuxième acte : l’affirmation de la supé­rio­rité de la société de marché sur toutes les autres formes d’organisations socié­tales. Troi­sième acte : l’exaltation de la société de l’information, sorte d’utopie capi­ta­liste qui fut, un moment, vectrice de feu la bulle Inter­net (NDLR : explo­sion du nombre de micro-entre­prises consa­crées à l’internet qui a affecté les marchés bour­siers jusqu’au krach de l’année 2000). À l’heure qu’il est, ce qui demeure de la pensée unique est, dans la foulée de la crise finan­cière qui sévit, à nouveau, en voie de recomposition…

Pour autant, la pensée unique n’est pas née de rien. Ses racines remontent au moins à la grande crise de 1929, laquelle a progres­si­ve­ment éclipsé le libé­ra­lisme écono­mique ortho­doxe au profit de poli­tiques diri­gistes d’inspiration keynésienne.

Pour autant, la pensée unique n’est pas née de rien. Ses racines remontent au moins à la grande crise de 1929, laquelle a progres­si­ve­ment éclipsé le libé­ra­lisme écono­mique ortho­doxe au profit de poli­tiques diri­gistes d’inspiration keyné­sienne. Quelques intel­lec­tuels comme Jacques Rueff, Louis Baudin, Louis Rougier, Bertrand de Jouve­nel en France ou encore Walter Lipp­man aux États-Unis, avant-garde des néoli­bé­raux des années ‘80, s’organisent alors en offi­cines foca­li­sées sur la critique de l’interventionnisme public dans l’économie. Le plus connu de ces groupes de réflexion, la Société du Mont-Pèle­rin, est fondé en avril 1947 par le philo­sophe et écono­miste de l’École autri­chienne, Frie­drich August von Hayek. Son objec­tif déclaré : « promou­voir le marché libre et la société ouverte ».

C’est à l’occasion de la crise du milieu des années ’70 que ce néoli­bé­ra­lisme « in vitro » sort du bois. Les recettes keyné­siennes tradi­tion­nelles s’avérant impuis­santes à relan­cer la crois­sance et à combattre l’inflation, ceux que l’on appelle un temps les « nouveaux écono­mistes » s’attachent alors à propa­ger les idées anti­éta­tiques patiem­ment cise­lées sous la houlette de Hayek et de ses disciples. La fameuse école dite de Chicago, notam­ment, inspire un vigou­reux mouve­ment idéo­lo­gique de mise en cause du Prince. Il faut, professe Milton Fried­man, père des « Chicago boys », libé­rer le marché de toute entrave exogène pour retrou­ver « l’âge d’or » qu’ont connu les États-Unis ou la Grande-Bretagne au 19e siècle. En clair : les socié­tés contem­po­raines ne souffrent pas d’un excès, mais d’un manque de capitalisme !

 Le nouveau salut terrestre

Ce qu’il importe de voir ici est moins le para­doxe éton­nant qu’il y a à présen­ter comme des inno­va­tions sociales hardies, des resu­cées de raison­ne­ments philo­so­phiques élabo­rés au 18e siècle, que le fait que ces spécu­la­tions nostal­giques ont percolé à très grande vitesse dans l’entièreté du corps social. Des offi­cines néoli­bé­rales, elles ont d’abord migré vers les grandes insti­tu­tions écono­miques et moné­taires. Par leurs finan­ce­ments, celles-ci ont, à travers toute la planète, enrôlé ensuite, au service de leurs idées, d’innombrables centres de recherches, univer­si­tés, fonda­tions, qui, à leur tour, ont affiné et répandu la bonne parole reprise et repro­duite enfin par les prin­ci­paux organes d’information écono­mique. « Un peu partout, obser­vait ainsi Le Monde Diplo­ma­tique de janvier 1995, des facul­tés de sciences écono­miques, des jour­na­listes, des essayistes, des hommes poli­tiques reprennent les prin­ci­paux comman­de­ments de ces nouvelles tables de la loi et, par le relais des grands médias de masse, les répètent à satiété. »3

Ce qu’il importe de voir ici est moins le para­doxe éton­nant qu’il y a à présen­ter comme des inno­va­tions sociales hardies, des resu­cées de raison­ne­ments philo­so­phiques élabo­rés au 18e siècle, que le fait que ces spécu­la­tions nostal­giques ont percolé à très grande vitesse dans l’entièreté du corps social. Des offi­cines néoli­bé­rales, elles ont d’abord migré vers les grandes insti­tu­tions écono­miques et monétaires.

La grande unifor­mi­sa­tion était en route : rame­nant l’information écono­mique à un nombre restreint de sujets – fluc­tua­tions des marchés finan­ciers, vie des groupes d’entreprises,  événe­ments commer­ciaux, carrières, success stories, nouveaux déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques, tech­niques de néo mana­ge­ment… -, ces options édito­riales, satu­rées par les « valeurs » du para­digme libé­ral, ont cessé de regar­der l’économie comme un enjeu collec­tif socio­po­li­tique. In fine, leur percep­tion sélec­tive de la vie produc­tive n’a plus rempli qu’une seule fonc­tion : valo­ri­ser le modèle hyper­con­cur­ren­tiel, le consom­ma­teur averti, l’épargnant intel­li­gent, l’investisseur avisé… En fili­grane sous ce discours désor­mais hégé­mo­nique : le bonheur maté­riel et indi­vi­duel comme fin et, donc, la néces­sité impé­rieuse de la crois­sance, c’est-à-dire celle de l’efficacité, de l’employabilité, de la flexi­bi­lité, de la renta­bi­lité et de la consom­ma­tion pour la faire advenir.

Marga­ret That­cher a repré­senté la pensée unique sur le plan écono­mique dans les années 80’.

Cette recon­fi­gu­ra­tion a résumé la recette de la bonne gouver­nance écono­mique au respect d’un jeu restreint d’aphorismes : les mots d’ordre aux allures de préceptes de la pensée unique évoqués en début d’article. Hors d’eux, point de salut : « There is no alter­na­tive » fut le grand    slogan du reagano-that­ché­risme ! Certains parlent à ce propos, on l’a vu, de « Tables de la loi » ; d’autres, évoquent un « bréviaire »4 : la pensée unique, de fait, rappelle natu­rel­le­ment le fait reli­gieux. Et c’est bien, en effet, une caté­chèse laïque, libé­rale qui est là à l’oeuvre : recueil de véri­tés fonda­men­tales incon­tes­tables, d’impératifs caté­go­riques, la pensée unique est une doctrine dogma­tique chimi­que­ment pure. « Méthode d’approche des problèmes » qui, « en toute matière, postule le rejet de l’argument d’autorité et l’indépendance de juge­ment », le libre examen en est donc l’évident opposé. Son contraire, exac­te­ment. Alors, dans leur combat contre les cléri­ca­lismes, les laïques n’eussent-ils pas dû s’en prendre davan­tage à la pensée unique au temps où celle-ci se déploya sur Terre dans sa funeste viru­lence5 ?


  1. Voir notam­ment : Jean Sloo­ver, « Manuel de survie à la pensée unique », Editions Labor/Editions Espace de Liber­tés, Bruxelles, 2001, 96 pages.
  2. Au sens où, dans De l’esprit des lois (1748), Montes­quieu parlait du doux commerce : « L’effet natu­rel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négo­cient ensemble se rendent réci­pro­que­ment dépen­dantes ».
  3. Pour sa part, le patro­nat belge va se conver­tir au néoli­bé­ra­lisme dès 1975 : voir Jacques Moden et Jean Sloo­ver, « Le patro­nat belge, Discours et idéo­lo­gie 1973–1980 », Editions du CRISP, 1980, 327 pages.
  4. Les Econo­clastes, « Petit bréviaire des idées reçues en écono­mie », Paris, 2003, Editions La Décou­verte, 238 pages
  5. Ce n’est qu’en 2001 que le Grand Orient de Belgique consacre un Colloque Inter­obé­dien­tiel à la pensée unique. Synthèse d’un travail de réflexion de plusieurs mois, cette mani­fes­ta­tion s’intitulait : « Quelles sont les alter­na­tives huma­nistes à la pensée unique ? ».
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