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Pascal Durand,
professeur ordinaire au Département des Arts et Sciences de la Communication de l’ULiège
Censure invisible et pression de conformité médiatique
Parler de censure dans les démocraties libérales, où la liberté de la presse est garantie par la loi, peut paraître inutilement paradoxal. Bien mal informé pourtant celui qui tiendrait que les faits de censure appartiennent au passé le plus obscurantiste. Tous les textes affirmant la liberté de presse et de publication prévoient en même temps la possibilité de réprimer ses abus. La censure, au sens classique du terme, est donc bien restée en puissance jusqu’à nous, même si son lieu et ses modalités se sont déplacés, tenant bien plus souvent d’une action possible après publication que d’un contrôle préalable.
Ce n’est pas cette censure visible, spectaculaire dans sa rareté même, que je pense important de mettre en lumière, mais plutôt une censure que j’ai qualifiée d’invisible, en ce qu’elle est un effet spontané de mise en forme et de mise aux normes produit par les structures de l’univers social ou professionnel auxquelles tout agent individuel, en s’y trouvant comme un poisson dans l’eau, adhère de toute la force de la socialisation qu’il y a connue (voir La Censure invisible, Actes Sud, 2006). Pression constante de conformité, cette censure consiste plus précisément dans le fait, pour le dire vite, que toute production de discours comme toute appréhension du monde sont déterminées par des cadres de perception, de pensée et de construction du propos, qui vont limiter préalablement l’espace du pensable et du représentable et gouverner la mise en forme de ce qui sera pensé et communiqué. Toute parole, autrement dit, est déterminée par différentes normes microsociales plus ou moins implicites autant que par un contexte. Et plutôt que de céder à l’illusion d’une parole en soi libre ou indéterminée, mieux vaut tenter de se représenter ce cadre, par un retour de la pensée sur ses propres conditions, si l’on veut contrôler les effets de détermination dont il est gros.
Il est moins banal de rappeler que la presse n’est pas une institution comme les autres. Elle est l’institution par laquelle toutes les institutions sont parlées et portées à la connaissance du public : de quoi il s’ensuit que les formes de vision et de construction de la réalité inhérentes au champ journalistique, de même que les transformations dont celui-ci fait l’objet, sont potentiellement porteuses d’effets en dehors de ce champ — sur les lecteurs ordinaires sans doute, mais surtout sur les décideurs et l’ensemble des institutions que la presse prend pour sujet.
La remarque et l’exigence qui en découle valent pour tout locuteur, quel que soit son champ d’appartenance ; elles valent a fortiori pour ces professionnels de la parole publique que sont les journalistes. Ceci tient, bien évidemment, à l’immense responsabilité sociale qui leur incombe, dont chacun convient en rappelant peut-être trop rituellement qu’ils représentent, en démocratie, le « Quatrième Pouvoir ». Il est moins banal de rappeler que la presse n’est pas une institution comme les autres. Elle est l’institution par laquelle toutes les institutions sont parlées et portées à la connaissance du public : de quoi il s’ensuit que les formes de vision et de construction de la réalité inhérentes au champ journalistique, de même que les transformations dont celui-ci fait l’objet, sont potentiellement porteuses d’effets en dehors de ce champ — sur les lecteurs ordinaires sans doute, mais surtout sur les décideurs et l’ensemble des institutions que la presse prend pour sujet. Une presse sensationnaliste tendra, par exemple, à sensationnaliser en retour la vie politique, le marché de l’édition ou encore l’espace universitaire, par des effets de boucle dont nous sommes témoins jour après jour. La personnalisation du débat politique, favorisée par la perception individualiste du monde social qui est l’une des composantes de l’habitus journalistique, constitue de la même façon, à un autre niveau, un puissant vecteur de dépolitisation, laissant d’un côté un boulevard ouvert aux discours les plus démagogiques et conduisant, de l’autre, à placer hors de discussion, au profit de querelles d’experts d’accord au moins sur l’essentiel, les véritables débats de fond nécessairement contradictoires qui devraient être abordés dans une vie démocratique normale : quel projet de société ? quelle limite fixer à l’extension de la logique du marché ? comment retrouver sans populisme ni accusation de populisme le lien avec la souveraineté populaire qui est au principe de la démocratie ?
L’existence sous certains régimes (Tunisie, Iran, Chine) d’une censure d’État aussi forte qu’arbitraire, pour évidente qu’elle soit, ne doit donc pas conduire à baisser la garde dans nos pays démocratiques. La démocratie, vue comme processus jamais achevé et toujours susceptible de régression, trouve en effet son répondant du côté d’une liberté d’expression qui, bien que garantie en droit, reste toujours à conquérir contre les faits de contrainte peu sensible qui tendent à la réduire. Toute parole étant déterminée par des cadres, le plus grand danger est de minimiser les pressions de conformité que ces cadres font peser sur la parole. C’est pourquoi on devrait s’en remettre, en matière de vigilance journalistique, non pas seulement à une déontologie ou à une éthique des médias, nécessairement désarmées devant des contraintes qui ne sont guère senties, mais plus fondamentalement à une réflexivité du discours de l’information. Réflexivité en ce cas sociale plus que morale, dans la mesure où elle porterait sur les mécanismes de production de l’information et sur la relation que ces mécanismes entretiennent tant avec le monde social en général qu’avec le champ proprement journalistique, dans sa structure interne comme dans ses corrélations diverses avec la politique et l’économie.
Dans nos démocraties libérales, ce contrôle paraît moins politique désormais qu’économique, encore que la disjonction de fait entre économie et politique soit elle-même une construction politique et sociale très discutable.
L’information — ce lubrifiant du capital, selon le mot de Marx — a toujours été sous contrôle et a toujours été une marchandise autant qu’un instrument de pouvoir. Dans nos démocraties libérales, ce contrôle paraît moins politique désormais qu’économique, encore que la disjonction de fait entre économie et politique soit elle-même une construction politique et sociale très discutable. Le fait que la grande presse soit, notamment et par excellence en France, imbriquée dans de grands groupes industriels ne fait pas seulement d’elle une industrie visant au profit. Cette imbrication produit aussi des effets politiques et contribue à l’imposition générale, et d’abord auprès des éditorialistes vedettes, d’un sens politique commun acquis aux vertus du libre-échange et de l’utilitarisme. Rien en effet de plus efficace dans l’imposition d’une pensée de marché qu’une presse de marché. Le cas français montre presque caricaturalement aujourd’hui que ce mécanisme propice à des effets d’inculcation idéologique générale est comme redoublé, à divers égards, par la domination exercée sur les médias dominants par des industriels de l’armement (Lagardère, Dassault) ou spécialisés dans les travaux publics (Bouygues). Pour ces industriels, dont l’activité dépend de gros contrats d’État, ces médias représentent non seulement des moyens de rationalisation publique des politiques dont ils ont besoin pour se déployer au moindre coût, mais aussi des vecteurs d’action sur le personnel d’État : apparaître à la télévision, bénéficier du soutien des grands médias constituent des ressources importantes dans le jeu politique. Les industriels de l’armement et des travaux publics ayant besoin des politiques, les politiques ayant besoin des médias aux mains de ces mêmes industriels : il y a là un cercle vicieux dont nos démocraties ont tout lieu, il me semble, de s’inquiéter.
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