• Jean-Pierre Nossent
    Jean-Pierre Nossent
    président de PEC-WB

Justice sociale ou la conjugaison de l'équité et de l'égalité

L’idée de justice sociale renvoie moins à la notion d’égalité qu’à celle d’équité qui vise à une juste répar­ti­tion des droits et devoirs au sein des collec­ti­vi­tés. Elle prend en compte les diffé­rences de situa­tion des groupes sociaux et des indi­vi­dus : il y a lieu de trai­ter de  manière iden­tique les situa­tions semblables mais diffé­rem­ment les situa­tions inégales. Il faut donc donner plus à ceux qui ont moins et accor­der des prio­ri­tés ou des droits spéci­fiques aux groupes et indi­vi­dus consi­dé­rés comme les plus défa­vo­ri­sés.1

C’est notam­ment l’idée de mesures dites de « discri­mi­na­tions posi­tives ». Dans cette pers­pec­tive, l’équité est une néces­sité pour l’égalité comme pour une égale liberté et l’existence d’une justice sociale semble indis­so­ciable d’une mise en oeuvre de la décla­ra­tion univer­selle des droits de l’homme. La concep­tion de la justice sociale est cepen­dant évolu­tive et s’appuie sur des prin­cipes qui découlent du système de valeurs légi­timé dans la société. Elle est en outre subjec­tive et n’a pas de défi­ni­tion unique : les idéo­lo­gies inter­fèrent sur ce que peut ou doit être la norme comme on le voit ci-après.

CC-BY-NC-SA yXeLLe ~@rtBrut~ – Flickr​.com

Si la reven­di­ca­tion de droits écono­miques et sociaux trouve sa source dans le mouve­ment ouvrier au 19e siècle, c’est après la première guerre mondiale que la commu­nauté inter­na­tio­nale affirme qu’il n’y a pas de paix durable possible sans justice sociale. Malgré cela, dans les années 30, le travail des hommes – et donc les hommes – conti­nuent à être trai­tés par le capi­ta­lisme comme des objets, ni plus ni moins que des animaux ou des marchan­dises. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, une sorte de ressai­sis­se­ment moral conduit à évaluer la qualité de l’organisation finan­cière et écono­mique en fonc­tion de sa capa­cité à faire progres­ser la justice sociale2. La progres­sion vers elle est le but, l’économie et la finance n’en sont que les moyens. C’est une concep­tion huma­niste qui replace l’homme au centre et consi­dère l’humanité capable de progres­ser, de s’améliorer. Progres­si­ve­ment, à partir du milieu des années 70, il y aura un retour­ne­ment de pers­pec­tive et un aban­don de cette option. La montée de l’ultralibéralisme va réus­sir à faire croire qu’il existe des lois présen­tées comme « natu­relles » et « objec­tives » surpas­sant l’humain (notam­ment les « lois » du « Marché » ou de « l’Histoire ») et qu’il n’y a pas d’alternative au capi­ta­lisme iden­ti­fié au progrès écono­mique. Il faut donc lais­ser se déployer ces lois « natu­relles » et il ne faut pas que les pouvoirs publics viennent inter­fé­rer : c’est « la nature » qui assure la meilleure redis­tri­bu­tion des richesses et des places. L’homme est à nouveau consi­déré comme une ressource, un facteur de produc­tion et non une fin : l’emploi actuel de la notion de gestion des ressources humaines est peut-être révé­la­trice à cet égard. On place ainsi le proces­sus de répar­ti­tion hors du proces­sus démo­cra­tique, donc hors du projet de justice sociale. Si on rejette alors un projet de dicta­ture du prolé­ta­riat c’est pour tomber dans une logique de dicta­ture du marché.

La montée de l’ultralibéralisme va réus­sir à faire croire qu’il existe des lois présen­tées comme « natu­relles » et « objec­tives » surpas­sant l’humain (…) et qu’il n’y a pas d’alternative au capi­ta­lisme iden­ti­fié au progrès écono­mique. Il faut donc lais­ser se déployer ces lois « natu­relles » et il ne faut pas que les pouvoirs publics viennent inter­fé­rer : c’est « la nature » qui assure la meilleure redis­tri­bu­tion des richesses et des places.

Un autre exemple plus proche de nous sur le conflit de valeurs sous-jacent à la notion de justice sociale a été illus­tré par les débats autour du décret « inscrip­tion ». Le  déve­lop­pe­ment de mesures visant à réduire les inéga­li­tés de situa­tion entre écoles élitistes et écoles dites défa­vo­ri­sées a exacerbé le conflit idéo­lo­gique s’appuyant sur un  anta­go­nisme, supposé irré­duc­tible par d’aucun, entre des concep­tions de la liberté et de l’égalité des chances : leur hiérar­chi­sa­tion était au centre du débat. Celui-ci n’est pas  toujours simple d’ailleurs et on peut même parfois s’interroger sur certains effets para­doxaux de mesures qui visent à la discri­mi­na­tion posi­tive. Ainsi dans l’enseignement, selon nombre de péda­gogues et philo­sophes de l’éducation, le postu­lat de l’inégalité des capa­ci­tés intel­lec­tuelles semble consti­tuer une des prin­ci­pales causes de la repro­duc­tion sans fin de l’inégalité. Pour­tant, il ne repose pas sur des fonde­ments scien­ti­fiques, lesquels  démontrent au contraire le carac­tère illu­soire et arbi­traire des tenta­tives de hiérar­chi­sa­tion des intel­li­gences : s’il y a des inéga­li­tés dans les mani­fes­ta­tions de l’intelligence, en  revanche il n’y a pas de hiérar­chie de capa­cité intel­lec­tuelle. La ques­tion reste donc ouverte : l’égalité doit-elle consti­tuer un but ou un point de départ ? Comment conju­guer les deux ?


  1. Un exemple parmi d’autres possibles est consti­tué par le décret du 17 juillet 2003 rela­tif au soutien de la vie asso­cia­tive dans le champ de l’éducation perma­nente qui prévoit des publics prioritaires.
  2. Voir notam­ment la décla­ra­tion de Phila­del­phie le 10 mai 1944 rela­tive au but et rôle de l’Organisation Inter­na­tio­nale du Travail.
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