• Henri Pena-Ruiz
    Henri Pena-Ruiz
    philosophe
Propos recueillis par Mina Kaci

Henri Pena-Ruiz : « La laïcité ne peut se dissocier de la justice sociale »

Henri Pena-Ruiz est agrégé de philosophie, professeur de chaire supérieure et maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris. Spécialiste de la laïcité, il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet. Dans un entretien accordé à l’Humanité il y a un an, il pointe le lien étroit entre laïcité et justice sociale. Nous en publions ici de larges extraits.

Vous êtes régulièrement invité à vous exprimer sur la laïcité dans des rencontres publiques. Ce sujet continue-t-il à intéresser, à passionner les citoyens ?

Henri Pena-Ruiz : Depuis 2005, date de la célébration du cente­naire de la loi de séparation de l’Église et de l’État, les débats sont récurrents sur ce sujet. Il refait surface avec le retour en force des fanatismes politico-re­ligieux dans le monde, bien que certains estiment que ce débat appartient à la IIIe République et serait donc dépassé. En fait, la laïcité a souffert du fait qu’elle semblait acquise, comme l’est l’école publique. Tout le monde savait plus ou moins de quoi il s’agissait, sans pour autant qu’elle soit explicitée. Au point qu’elle fut parfois amalgamée à l’hostilité envers les religions, ce qui est évidemment le principal contresens à éviter. Ne confon­dons pas les luttes historiques nécessaires à l’avènement d’un idéal et le sens profond de cet idéal. La laïcité ne combat pas la conviction religieuse elle-même, mais le fait qu’elle soit érigée en référence obligatoire.

Pourquoi les débats sur la laïcité reviennent-ils sur le devant de la scène ?

Henri Pena-Ruiz : Nous vivons une époque paradoxale : ja­mais notre monde n’a disposé d’autant de moyens d’accom­plissement universel sur le plan scientifique et technique. Les moyens existent pour nourrir toute la population du globe et lui permettre de vivre décem­ment. Or la figure du capitalisme mondialisé est productrice de chômage, de déshérence, de désespérance. Avec l’échec des alternatives à ce système, les citoyens considèrent que nous sommes dans une impasse face à ce capitalisme qui se prétend indépassable. Dans ce contexte ressurgit un besoin de religiosité, un besoin de compensation. Les fanatismes politico-religieux en tirent profit.

« L’exemple thatchérien est assez éloquent sur la façon dont les capitalistes entendent gérer le désastre cau­sé par leurs politiques. Mme That­cher a méthodiquement brisé le prolétariat britannique et les grandes conquêtes de la classe ouvrière. (…) Elle a réactivé le religieux sur le mode caritatif, remplaçant ainsi la justice sociale par la charité. »

L’emprise du religieux sur le politique a-t-elle pris une nou­velle dimension en Europe ?

Henri Pena-Ruiz : L’exemple thatchérien est assez éloquent sur la façon dont les capitalistes entendent gérer le désastre cau­sé par leurs politiques. Mme That­cher a méthodiquement brisé le prolétariat britannique et les grandes conquêtes de la classe ouvrière. Elle a désimpliqué l’état de ses missions sociales, sur­tout dans les banlieues. Simulta­nément, elle a encouragé les associations religieuses de quartiers à prendre le relais de l’état. Elle a réactivé le religieux sur le mode caritatif, remplaçant ainsi la justice sociale par la charité.

Le religieux reprend du poil de la bête, sur le mode d’une nouvelle revendication de reconnaissance publique. Quand Nicolas Sarkozy encourage les religieux à rétablir la paix dans les banlieues, il reprend le couplage thatchérien entre un monde inhumain livré à l’ultralibéralisme et la compensation caritative.

Vous estimez, en tant que marxiste, que la laïcité et l’égalité sont les leviers de l’émancipation. Ils ne peu­vent donc pas, selon vous, se concevoir séparément ?

Henri Pena-Ruiz : Je n’ai jamais dissocié la laïcité comme idéal politique de la justice sociale comme idéal socio-économique. Je ne veux pas que la laïcité acquière le statut d’une référence purement abstraite laissant intacts les ressorts de l’exploitation, à l’image d’une certaine conception des droits de l’homme. Marx montre que la liberté, celle du chômeur en fin de droits par exemple, est tellement encadrée par les contraintes socio-économiques qu’elle est finalement fictive. Je suis fidèle à la pensée de Marx sur ce point. Je lutte pour la laïcité car j’ai conscience qu’elle est un levier pour l’émancipation. Mais je tiens à son indis­pensable couplage avec la justice sociale. Sans cette dernière, nous restons prisonniers des rapports socio-économiques. ( … ) Pour Marx, la religion peut servir d’opium du peuple, de supplément d’âme d’un monde sans âme. Sa conclusion est qu’il faut lutter non pas contre la religion, mais contre ce monde sans âme qui suscite le besoin de cette religion compensatoire.

« Je ne crois pas que la laïcité soit une particularité culturelle. La culture, au sens émancipateur, ce n’est pas la soumission servile à une tradition, mais la capacité d’as­sumer celle-ci de façon éclairée. Ce qui implique distance et recul critique. »

Vous soutenez que la laïcité est un « idéal d’émancipation universel ». Qu’entendez-vous par là ?

Henri Pena-Ruiz : Je ne crois pas que la laïcité soit une particularité culturelle. La culture, au sens émancipateur, ce n’est pas la soumission servile à une tradition, mais la capacité d’as­sumer celle-ci de façon éclairée. Ce qui implique distance et recul critique. Pour être traditionnelle, la soumission de la femme à l’homme n’en est pas moins inacceptable. Cessons de penser que l’universel se construit par simple «métissage» de civilisations, sans égard pour ce qui est vrai et juste en chacune d’elles. L’universalité ne se pose pas en termes géographiques ou culturels. Tout peuple devrait vivre selon les principes de la laïcité, qui sont la liberté de conscience, l’égalité de traitement de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions spirituelles, et l’action universelle de la puissance publique. Liberté authentique, fondée sur l’autonomie de jugement, égalité des droits, rendue crédible par la justice sociale et internationale, se conjugueraient alors grâce à l’émancipation laïque des sociétés comme des personnes. Un tel idéal n’est le produit d’aucune civilisation particulière.

Entretien réalisé  par Mina KaCI paru dans l’Humanité le 11 mai 2009. Publié ici avec l’aimable autorisation de la rédaction.

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