• Henri Deleersnijder
    Henri Deleersnijder
    professeur d’histoire et essayiste

Contre les extrémismes : l’usage des mots

En février 2010, Nigel Farage, chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, dont l’europhobie était chevillée aux mots, adres­sait cette viru­lente apos­trophe au président du Conseil euro­péen Herman Van Rompuy, en pleine séance publique du Parle­ment euro­péen : « Vous avez le charisme d’une serpillière humide et l’apparence d’un petit employé de banque. » Pire : « Vous avez l’intention d’être l’assassin de la démo­cra­tie euro­péenne et de toutes les nations euro­péennes. » Et de suren­ché­rir, en guise d’estocade : « Vous n’avez aucune idée de ce que peut être un pays uni, tout cela parce que vous venez de Belgique, qui est plutôt un non-pays. »


Depuis cette mémo­rable attaque verbale, le monde poli­tique, sous les coups de butoir des forma­tions popu­listes, s’est passa­ble­ment laissé gagner par des dérives langa­gières peu propices au main­tien de la séré­nité qu’exigent les débats publics. Silvio Berlus­coni et Donald Trump, pour ne citer que ces deux ténors, se sont illus­trés comme d’aucuns dans le palma­rès des propos fracas­sants et autres clashs, où Recep Tayyip Erdo­gan figure aussi d’ailleurs en bonne place.

On aura toujours le loisir de se rassu­rer par le fameux dicton de Talley­rand : « Tout ce qui est exces­sif est insi­gni­fiant. » Pas sûr cepen­dant qu’un tel opti­misme vaille toujours dans une époque comme la nôtre, où les auto­ri­ta­rismes ont le vent en poupe et où la parole a tendance à se faire trop souvent tueuse, sinon clivante. C’est que certains mots, rien que par leur énoncé commi­na­toire, sont aussi des actes : c’est leur côté perfor­ma­tif. On pour­rait même affir­mer que « "la langue" est plus puis­sante que l’action1 ». L’écrivain et philo­logue Victor Klem­pe­rer, penseur de la novlangue du IIIe Reich, nous avait pour­tant préve­nus : « La puis­sance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choi­sis pour faire accep­ter les choses les plus odieuses. »

En tant que sismo­graphes des pensées les plus intimes, qu’ils soient véhi­cu­lés par les médias ou par chacun d’entre nous, les vocables comportent une charge symbo­lique consi­dé­rable. Ils peuvent deve­nir de redou­tables armes de combat ou de non moins effi­caces étouf­foirs d’esprit critique, dès qu’ils sont utili­sés à des fins idéo­lo­giques par des partis extré­mistes. D’où la néces­sité de les décryp­ter et de les faire dégor­ger, surtout s’ils cherchent à obte­nir notre adhé­sion par d’autres moyens que la raison : la défense des valeurs démo­cra­tiques est à ce prix. À cette fin, il est impé­ra­tif que, l’œil rivé sur l’inacceptable, atten­tif aux soutes les plus sombres de l’inconscient où se forgent les voca­bu­laires, l’on sonne sans cesse le tocsin.

À cet égard, le danger peut surgir d’éléments de langage dont on se méfie le moins. Le parler courant actuel, par exemple, est truffé, sans que nous ne nous en aper­ce­vions toujours, de termes issus de la logor­rhée écono­miste. Or, il est possible qu’un jour – déjà arrivé pour les plus conscien­ti­sés – l’économisme et le produc­ti­visme à tout crin soient perçus comme un extré­misme apoca­lyp­tique. Comme quoi, en matière de vigi­lance langa­gière, élar­gir la focale n’est pas inutile…


  1. Gérald Garutti, Il faut voir comme on se parle. Mani­feste pour les arts de la parole, Arles, Actes Sud, 2023, p. 21
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