• Marc Uyttendaele
    Marc Uyttendaele
    professeur de droit constitutionnel à l’Université libre de Bruxelles

Les sables mouvants de la neutralité

La neutra­lité est en Belgique une véri­table auberge espa­gnole. Le prin­cipe est admis par tous, mais les signi­fi­ca­tions qui en sont données sont contra­dic­toires, sinon anti­no­miques. La neutra­lité est en quelque sorte neutre et son contenu dépend du quali­fi­ca­tif qu’on lui accole : « inclu­sive », « exclu­sive », « avec accom­mo­de­ments raison­nables », « d’apparence », autant de concepts qui se fondent sur deux concep­tions radi­ca­le­ment oppo­sées de la société.

Certains défendent une société dans laquelle chacun – les usagers et les agents du service public – est libre d’afficher ses convic­tions, étant entendu que les agents du service public sont tenus d’être neutres dans leurs actes, et cela peu importe leur appa­rence. D’autres défendent une société dans laquelle les agents du service public doivent être illi­sibles sur le plan convic­tion­nel et dans laquelle, en certaines circons­tances, en parti­cu­lier dans l’enseignement offi­ciel, il peut être inter­dit aux usagers d’afficher leurs convictions.

Face à ces deux concep­tions anta­go­nistes, sous réserve de l’interdiction du voile inté­gral, ni le consti­tuant, ni le légis­la­teur fédé­ral, ni les légis­la­teurs régio­naux et commu­nau­taires n’ont pris parti. Ils ont laissé aux opéra­teurs de terrain – les organes exécu­tifs de l’État, des régions et des commu­nau­tés, les pouvoirs orga­ni­sa­teurs de l’enseignement, les auto­ri­tés commu­nales et provin­ciales, les organes diri­geants d’organismes d’intérêt public – le soin de régler la question.

L' iner­tie de l’autorité poli­tique et démo­cra­tique abou­tit à aban­don­ner aux juges le soin de fixer ce qui est auto­risé et ce qui n’est pas. © Flickr​.com – Koen Jacobs

Ceci conduit à poser deux ques­tions : pour­quoi les légis­la­teurs sont-ils atones et comment réagissent les juri­dic­tions qui sont contraintes de fabri­quer le droit sur les cendres de la passi­vité des législateurs ?

Les légis­la­teurs sont atones parce que divi­sés. Certains respon­sables poli­tiques sont atta­chés à une concep­tion « laïque » et « neutre » des pouvoirs publics, d’autres à la logique des accom­mo­de­ments raison­nables. Même dans des forma­tions poli­tiques atta­chées à la laïcité, des divi­sions se font jour. Il s’agit de ne pas brus­quer, par convic­tion ou clien­té­lisme, un élec­to­rat reli­gieux. Pire, des rapports de force internes au parti font que le sujet est contourné à la seule fin d’éviter de provo­quer des fêlures irré­ver­sibles. Révé­la­trice de ce malaise a été la dési­gna­tion malséante d’une femme voilée – accu­sée à tort ou à raison d’accointances avec les Frères musul­mans – comme commis­saire du gouver­ne­ment auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes qui n’a été évin­cée qu’en raison de ses provo­ca­tions et de ses maladresses. Le malaise et les dissen­sions au sein du gouver­ne­ment fédé­ral étaient palpables mais pas au point d’en faire une ques­tion de gouver­ne­ment, pas plus d’ailleurs que ce ne fut le cas au sein du gouver­ne­ment bruxel­lois à la suite d’une déci­sion judi­ciaire mili­tante enten­dant impo­ser la neutra­lité inclu­sive à la STIB et à la suite des consé­quences qu’il convient de tirer de l’arrêt de la Cour consti­tu­tion­nelle permet­tant d’interdire l’abattage rituel1 .

L'inertie de l’autorité poli­tique et démo­cra­tique abou­tit à aban­don­ner aux juges le soin de fixer ce qui est auto­risé et ce qui n’est pas.

Cette iner­tie de l’autorité poli­tique et démo­cra­tique abou­tit à aban­don­ner aux juges le soin de fixer ce qui est auto­risé et ce qui ne l’est pas. Or ceux-ci vont là où leurs convic­tions les portent. Ainsi le Tribu­nal de Travail de Bruxelles a rendu des déci­sions condam­nant la poli­tique de neutra­lité d’apparence à Acti­ris et à la STIB2 . D’autres magis­trats, en d’autres causes, ont pris des posi­tions inverses. Le sommet du ridi­cule a été atteint lorsque à propos du même règle­ment scolaire, la même juri­dic­tion, le président du Tribu­nal de première instance du Brabant wallon, par la voix de deux magis­trats diffé­rents, a affirmé une chose et son exact contraire3. Heureu­se­ment, la juris­pru­dence de la Cour consti­tu­tion­nelle, expri­mée dans le cadre du port des signes convic­tion­nels par les étudiantes et étudiants dans l’enseignement supé­rieur, permet de clari­fier, quelque peu le débat. Elle affirme que la neutra­lité est dyna­mique et qu’elle peut rece­voir des accep­tions diffé­rentes4 . Un pouvoir orga­ni­sa­teur, dans l’enseignement offi­ciel, peut inter­dire à tous le port de signes convic­tion­nels dans un espace éduca­tif tota­le­ment neutre. Il le peut, mais il ne le doit pas.

Nul ne pourra dès lors faire grief à l’autorité compé­tente d’interdire à des agents publics de mani­fes­ter leur appar­te­nance reli­gieuse sur leur lieu de travail. Il n’est plus ques­tion de diabo­li­ser ou de crimi­na­li­ser la neutra­lité d’apparence. La Cour de Justice de l’Union euro­péenne a tout récem­ment posé le même prin­cipe dans le cadre des rela­tions de travail dans l’entreprise privée5.

Autre­ment dit, le droit consti­tu­tion­nel et le droit euro­péen permettent d’imposer la neutra­lité d’apparence à tous les agents publics. Encore faut-il qu’existe à tous les niveaux de pouvoir la volonté poli­tique d’emprunter cette voie. La boucle est donc bouclée : aujourd’hui, il est auto­risé d’interdire aux agents publics le port des signes convic­tion­nels comme il est auto­risé de ne pas le leur interdire.


  1. CC n°118/2021 du 30 septembre 2021.
  2. Trib Travail Bruxelles, 16 novembre 2015 (APT, p. 491 et s.) et 3 mai 2021, (JTT, 2021, p. 318 et s).
  3. Civ Brabant wallon, 11 février et 4 mai 2020, (JDJ, 2020, p. 36 et s.).
  4. CC n°81/2020 du 4 juin 2020.
  5. CJUE du 15 juillet 2021, (JLMB, 2021, p. 248 et s.).
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