• Caroline Sägesser
    Caroline Sägesser
    docteure en Histoire et chargée de recherches au Centre de Recherche et d’Information socio-politiques (CRISP)

Les entorses à la neutralité de l’État

La Belgique n’est pas un État laïque, prin­ci­pa­le­ment parce que sa poli­tique publique des cultes est carac­té­ri­sée par un finan­ce­ment public direct impor­tant. Ces dernières années, l’habitude a été prise de dési­gner plutôt notre pays comme un État neutre, c’est-à-dire un État qui inter­vient acti­ve­ment à l’égard des reli­gions, mais qui les consi­dère toutes sur un plan d’égalité1 . Cepen­dant, les faits ne sont pas vrai­ment conformes à cette théorie.

Le système belge de rela­tions Églises/État est orga­nisé autour de la recon­nais­sance de certains cultes, et égale­ment, depuis 1993, d’organisations philo­so­phiques non confes­sion­nelles. Cette recon­nais­sance a été jusqu’à présent donnée à six cultes (cultes catho­lique, protes­tant-évan­gé­lique, angli­can, israé­lite, isla­mique et ortho­doxe) et à une orga­ni­sa­tion philo­so­phique non confes­sion­nelle (le Conseil Central Laïque dont le Centre d’Action Laïque – CAL est la branche fran­co­phone). Le boud­dhisme devrait bien­tôt deve­nir la seconde orga­ni­sa­tion philo­so­phique non confes­sion­nelle recon­nue. La recon­nais­sance, qui s’obtient par une loi (fédé­rale), donne des avan­tages impor­tants : outre le paie­ment des salaires des ministres des cultes et des délé­gués non confes­sion­nels par l’autorité fédé­rale, des inter­ven­tions commu­nales, provin­ciales ou régio­nales sont acquises aux implan­ta­tions locales (fabrique d’église et établis­se­ments assi­mi­lés). De plus, les écoles offi­cielles sont tenues de propo­ser aux élèves à côté du cours de philo­so­phie et de citoyen­neté un cours de morale non confes­sion­nelle et un cours de chacune de ces reli­gions recon­nues. Ces privi­lèges distinguent donc les convic­tions recon­nues de celles qui ne le sont pas. Or, il n’existe pas de loi déter­mi­nant les critères de recon­nais­sance ou la procé­dure à suivre pour l’obtenir. Cette dernière dépend, in fine, de la bonne volonté du pouvoir légis­la­tif. À cet égard, la poli­tique suivie en matière de recon­nais­sance vise à main­te­nir un nombre aussi réduit que possible de cultes recon­nus. Certains groupes sont ainsi dissua­dés de dépo­ser une demande ou contraints de s’affilier à l’un des cultes déjà recon­nus et d’en accep­ter l’organe repré­sen­ta­tif quand bien même il incar­ne­rait une doctrine ou une tradi­tion bien diffé­rente. Bref, le régime belge est un système où il y a beau­coup d’appelés mais peu d’élus.

Certains cultes et un mouve­ment philo­so­phique non confes­sion­nel sont offi­ciel­le­ment recon­nus en Belgique. Ils reçoivent un financement.Les écoles publiques sont encore tenues de propo­ser un cours qui leur est propre. (Illus­tra­tion SPF Justice)

Rien qu’au niveau fédé­ral, le finan­ce­ment public des orga­ni­sa­tions convic­tion­nelles se montait en 2020 à 115 millions d’euros, dont plus de 80 % béné­fi­cient au culte catho­lique. La venti­la­tion des montants reflète la situa­tion sur le terrain, sans qu’aucune clé de répar­ti­tion moderne (tel un recen­se­ment des fidèles) ne vienne le soute­nir. Héri­tage de l’Histoire, l’Église catho­lique béné­fi­cie égale­ment d’autres privi­lèges. Parmi les plus visibles se trouve l’octroi de six jours fériés (sur les dix jours offi­ciel­le­ment chômés en Belgique) pour les fêtes catho­liques, alors que les adeptes des reli­gions mino­ri­taires ne béné­fi­cient pas du même avan­tage. Certes, la culture géné­rale du pays reste impré­gnée de chris­tia­nisme, et des fêtes comme Noël ou Pâques sont large­ment obser­vées au sein de la popu­la­tion même forte­ment sécu­la­ri­sée. Cepen­dant, il n’en va pas de même pour l’Ascension ou la Pente­côte, qui demeurent des jours offi­ciel­le­ment fériés alors que seule une très petite mino­rité de la popu­la­tion les consi­dère comme des jours de fête. D’autres moments de célé­bra­tion de valeurs communes (on peut penser au 10 décembre, jour­née des droits humains, au 8 mars, jour­née des droits des femmes, ou encore au 9 mai, commé­mo­ra­tion des débuts de l’unification euro­péenne) ne trouvent pas le chemin de notre calen­drier offi­ciel. Le fait que la popu­la­tion belge ait été autre­fois ultra-majo­ri­tai­re­ment catho­lique, tout comme le chef de l’État et la famille royale, a conforté la posi­tion de l’Église catho­lique comme acteur socié­tal impor­tant. Aujourd’hui encore, même si certaines mani­fes­ta­tions de cette posi­tion ont disparu, d’autres comme les Te Deum chan­tés à l’occasion de la fête natio­nale et de la fête du Roi reflètent cette posi­tion privilégiée.

La Belgique n’est donc pas non plus un État neutre, puisqu’elle ne réserve pas le même trai­te­ment à tous les groupes convictionnels.


  1. Il existe une autre défi­ni­tion du concept de neutra­lité de l’État, enten­due comme la neutra­lité du service public. Elle implique que les agents du service public traitent les citoyens de manière rigou­reu­se­ment égale, et qu’ils s’abstiennent eux-mêmes d’afficher des préfé­rences pour telle ou telle convic­tion (reli­gieuse, philo­so­phique ou poli­tique). Ce n’est pas ici notre propos.
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