- Nicolas Gauvrit,
psychologue et mathématicien spécialisé en sciences cognitives.
Vertiges des neurosciences
En ce qui concerne les sciences cognitives, nous sommes encore décidément dans l’ère du cerveau ! Les progrès de l’imagerie sont spectaculaires, notre compréhension de cet organe complexe ne cesse de croître, débouchant sur de nouvelles connaissances théoriques passionnantes.
Pour le grand public, les neurosciences forment un terrain d’émerveillement permanent : elles parlent apparemment de ce qui fait que nous sommes qui nous sommes, reliant des considérations psychologiques limpides à un corpus technique rassurant car relevant des sciences dures.
Et pourtant… sans nier l’intérêt immense des neurosciences et de leurs découvertes, il faut bien constater que le grand public se fait souvent une idée complètement idéalisée de ses méthodes, de ce qu’on peut tirer des cartographies cérébrales et surtout de ses domaines d’applications légitimes.
Les neurosciences paraissent plus solides, plus fiables, en un mot, plus scientifiques que la psychologie par exemple, menant ainsi à un neuro-enchantement naïf. Il faut pourtant comprendre que les fameuses images de cerveaux en coupe ne montrent pas les parties du cerveau actives chez une personne à un moment donné. Elles présentent généralement des zones qui sont, en moyenne (sur de multiples essais), plus activées dans une situation donnée par comparaison avec une autre situation proche. Les couleurs sont artificielles, et les chercheurs jouent sur des paramètres pour qu’on puisse vraiment voir quelque chose, ce qui n’est pas condamnable en soi, mais suggère des précautions dans l’interprétation de ces images. L’imagerie cérébrale utilisée sans prudence conduit presque toujours à trouver quelque chose, même s’il n’y a rien. Ce risque important de faux positif fut dénoncé avec beaucoup d’humour par Craig Bennett et ses collègues en 2009, lorsqu’ils publièrent des résultats « prouvant », neuroimagerie à l’appui, qu’un saumon décédé pouvait comprendre les émotions humaines. Les chercheurs ne cachent pas leur jeu : l’objectif n’était pas de prouver un phénomène paranormal, mais bien de mettre en garde contre des analyses désinvoltes de données issues de l’IRM.
Surfant sur la vague du neuro-enchantement (même si elle s’essouffle progressivement déjà), des charlatans ou des naïfs publient leurs idées les plus extravagantes en les grimant d’un masque de neurosciences. Ajoutant des préfixes « neuro– » à tire-larigot, utilisant un vocabulaire technique et présentant en regard de leurs inventions des images pétillantes de cervelles enluminées. C’est ce que Sebastian Dieguez, chercheur à l’Université de Fribourg en Suisse, nomme le neurobullshit. Connaisseur du domaine, il confirme la tendance : le public absorbe bouche bée une soupe mimant les neurosciences, pendant que les spécialistes peinent à enrayer cette injustifiée frénésie.
Au-delà du neurobullshit qui sévit, la mode neuronale constitue aussi une niche pour des personnes qui ne racontent certes pas n’importe quoi, mais dont le discours est étrangement empreint de concepts neuroscientifiques hors de propos. On pourra ainsi par exemple, grâce aux neurosciences, redorer une idée défraîchie (on parle de braincarnation). Ne dites plus « apprendre » mais « encoder », ne dites plus « changer d’avis » mais « opérer une restructuration neuronale ». Ne dites plus « on évolue avec le temps » mais parlez de « plasticité cérébrale ». C’est plus frais, plus chic… L’art de faire du neuf avec du vieux. Et si vous avez une idée vraiment nouvelle, vous aurez tout de même intérêt à l’habiller d’un neuro-costume pour mieux la vendre.

Exemple en vogue, la neuro-éducation se donne pour mission d’appliquer à la pédagogie les résultats des neurosciences. Peine perdue. Jusqu’à présent, les neurosciences ont certes confirmé par des résultats biologiques (par exemple l’importance du sommeil) des faits déjà connus, mais il n’existe aucun cas de recommandation pédagogique provenant d’emblée des neurosciences, selon Daniel Willigham, chercheur en psychologie à l’Université de Virginie. Les neurosciences informent certes les éducateurs, mais n’ont pour l’instant aucune conséquence pratique propre concernant l’art d’éduquer les enfants.
Le neuro-enchantement est tellement vif que l’on a cru, suite à une étude de 2008, qu’il suffisait d’ajouter une image cérébrale à un article de psychologie pour le rendre plus crédible. Ce résultat fut ensuite remis en cause, mais même si on n’en est pas là, il reste que les neurosciences, leur langage et leurs images impressionnent par leur complexité, leur apparence plus scientifique, et se sont immiscées parfois en des lieux où elles sont inutiles. Des charlatans, mais aussi des chercheurs honnêtes avides de notoriété, sont régulièrement amenés à utiliser ce vernis qu’on pourrait appeler l’intimidation neuronale, un enrobage trompeur. Profitons donc de la véritable magie des neurosciences, mais ne nous laissons pas abuser par son utilisation déplacée en des domaines où les sciences du comportement et la psychologie sont nettement plus opérantes. ♣♣♣
- Almarode, J. T. & Daniel, D. B. (2018) : Educational Neuroscience : Are We There Yet ? In Hall, G. E., Quinn, L. & Gollnick, D. M. (Eds.), The Wiley Handbook of Teaching and Learning (pp. 175–198). England : John Wiley & Sons, Inc.
- Bennett, C. M., Miller, M. B., & Wolford, G. L. (2009). Neural correlates of interspecies perspective taking in the post-mortem Atlantic Salmon : An argument for multiple comparisons correction. Neuroimage, 47(Suppl 1), S125.
- McCabe, D. P., & Castel, A. D. (2008). Seeing is believing : The effect of brain images on judgments of scientific reasoning. Cognition, 107(1), 343–352.
- Ramus, F. (2018/1–2). Neuroeducation and Neuropsychoanalysis : from Neuroenchantment to Neurobullshit. In Monier Cyril & Sarti Alessandro (Eds), Neuroscience In The Sciences of Cognition – between Neuroenthusiasm and Neuroskepticism, Intellectica, 69, (pp.289–301).
- Schweitzer, N. J., Baker, D. A., & Risko, E. F. (2013). Fooled by the brain : Re-examining the influence of neuroimages. Cognition, 129(3), 501–511.