• Olivier Bonfond
    Olivier Bonfond
    membre de l'équipe Bonnes Nouvelles

Une transition écologique peut-elle se faire avec le capitalisme ?

Tant les confu­sions et les idées précon­çues sont puis­santes et omni­pré­sentes sur le capi­ta­lisme, et tant l’impact du capi­ta­lisme sur nos vies et nos socié­tés est impor­tant, répondre à cette ques­tion néces­si­te­rait bien plus qu’une page ou deux. L’exercice exige donc des « raccour­cis ». Essayons d’être simples, sans tomber dans le simplisme.

Une fois oui 

OUI, car tech­ni­que­ment, c’est possible. Dans son excellent ouvrage L’impossible capi­ta­lisme vert (La Décou­verte, 2012), Daniel Tanuro montre que les tech­no­lo­gies actuelles permet­traient de se passer complè­te­ment des combus­tibles fossiles et du nucléaire en deux géné­ra­tions : « le poten­tiel cumulé du solaire ther­mique, photo­vol­taïque et ther­mo­dy­na­mique, du vent, de la biomasse et de la force hydrau­lique peut couvrir cinq à six fois les besoins mondiaux en éner­gie primaire. ». Il en va de même de la destruc­tion des forêts et des autres désastres écolo­giques : il parfai­te­ment possible d’y mettre fin rapi­de­ment. A l’heure où les diri­geants poli­tiques et les popu­la­tions affirment qu’il est urgen­tis­sime d’agir, pour­quoi donc ce tour­nant écolo­gique n’arrive pas à se concré­ti­ser ? Le fait que la logique capi­ta­liste reste domi­nante au sein de nos socié­tés consti­tuent le cœur du problème.

Douze fois non

1. Depuis le Sommet de la Terre de l’ONU en 1992, le monde entier sait que « notre maison brule ». Depuis lors, les enga­ge­ments, les accords et les décla­ra­tions ambi­tieuses se sont multi­pliés. On essaye donc depuis mini­mum 25 ans de gérer le problème et le bilan est sans appel : non seule­ment le capi­ta­lisme n’est pas parvenu à frei­ner le chan­ge­ment clima­tique, la perte de biodi­ver­sité, la pollu­tion de l’air, la destruc­tion des forêts, l’artificialisation des sols, l’acidification des océans et autres joyeu­se­tés, mais toutes ces destruc­tions n’ont fait que s’aggraver et s’intensifier. Ajou­tons que toutes les solu­tions mises en place par le système capi­ta­liste (la « crois­sance soute­nable », le déve­lop­pe­ment durable, le marché du carbone, les tech­no­lo­gies vertes comme les agro­car­bu­rants, etc.) ont abouti à des désastres ou des échecs fulgurants.

Depuis le Sommet de la Terre de l’ONU en 1992, le monde entier sait que « notre maison brûle. » CC Flickr​.com – Kris Krug

2. Toutes les crises sociales et écolo­giques actuelles (alimen­taire, finan­cière, écono­mique, sociale, clima­tique…) ont pour cause prin­ci­pale la recherche du profit et de la crois­sance. Faut-il rappe­ler que les banques privées n’hésitent pas une seconde à spécu­ler sur les produits agri­coles et provo­quer des famines, du moment que cela engendre des profits ? Citons Jean-Pierre Berlan : « De la même manière, il faut reve­nir sur les larmes de croco­dile que les médias versent sur la faim dans le monde. Parce que la logique interne de notre système de produc­tion de profits signi­fie qu’on se contre­fout du fait que les gens crèvent de faim. Tout ça, c’est bon pour amuser les gogos, faire des émis­sions et taper les spec­ta­teurs au porte­feuille, les émou­voir et les culpa­bi­li­ser. Mais en réalité, si ça produit du profit de les faire crever de faim, on fera du profit en les affa­mant. C’est d’ailleurs le cas1. »

3. La logique capi­ta­liste fera toujours passer le profit avant les autres impé­ra­tifs. Si davan­tage de profit résulte de la produc­tion de routes et d’automobiles que de chemins de fers et de trains, alors les voitures seront déve­lop­pées au détri­ment des trains. Si la part des renou­ve­lables dans la produc­tion d’énergie globale conti­nue de stag­ner, la raison prin­ci­pale est claire : les multi­na­tio­nales de l’énergie (Exxon, BP, Total, etc.), c’est-à-dire les plus grands pollueurs de la planète, ne veulent pas se détour­ner de la poule aux œufs d’or que repré­sente le marché des combus­tibles fossiles. On estime à envi­ron 1.500 milliards de dollars les profits annuels réali­sés par ce secteur. Bien sûr, des entre­prises privées peuvent inves­tir dans des secteurs « propres » de l’économie, et elles le font, mais elles ne le font pas pour sauver le climat, mais pour faire des profits, ou éven­tuel­le­ment pour faire du green­wa­shing, c’est-à-dire se faire passer pour écolo­gi­que­ment respon­sables, soit en peignant de vert ce qui ne l’est pas du tout, soit en commu­ni­quant large­ment sur le peu de « vert » qu’elles font, tout en dissi­mu­lant le fait que leurs acti­vi­tés prin­ci­pales restent très polluantes. Pavan Sukh­dev, écono­miste et banquier à la Deutsche Bank en est parfai­te­ment conscient : « Le modèle actuel est arrivé au bout de ce que nous pouvons impo­ser à la planète, mais mes clients n’investissent qu’avec des promesses de profit, et cela ne va pas changer. »

4. Une tran­si­tion écolo­gique digne de ce nom néces­site des inves­tis­se­ments massifs sans renta­bi­lité finan­cière immé­diate. Les entre­prises privées capi­ta­listes, ne s’intéressant qu’aux profits et donc à la demande solvable, sont inca­pables de réali­ser ces inves­tis­se­ments. Rappe­lons ici que la plupart des grandes inven­tions et des grands projets tech­niques et tech­no­lo­giques ont d’abord été le fruit de l’initiative publique. L’organisation et le déve­lop­pe­ment des grands réseaux collec­tifs, tels que l’électricité, le rail, les trans­ports en commun, la poste, la télé­dis­tri­bus­tion, etc., mais aussi les grands travaux d’infrastructures (ponts, écluses, barrages, hôpi­taux, routes et auto­routes, etc.) n’ont pu être possibles que via une inter­ven­tion active de la puis­sance publique. L’action publique n’est pas parfaite par nature, mais elle est bien plus capable que le privé d’avoir une vision à long terme. C’est donc tout sauf d’une logique capi­ta­liste dont nous avons besoin.

5. Le capi­ta­lisme est ce qu’il est, à savoir un modèle de société basé sur le profit, la propriété privée des grands moyens de produc­tion, l’exploitation de l’être humain et de la nature, la crois­sance écono­mique, la compé­ti­tion et l’individualisme. Sa défi­ni­tion suffit à démon­trer l’impasse qu’il constitue.

6. Selon certains, impo­ser au capi­ta­lisme plus de régu­la­tion serait suffi­sant pour résoudre les diffé­rentes crises auxquelles l’humanité doit faire face. Mais huma­ni­ser le capi­ta­lisme n’est pas possible. On peut amélio­rer les condi­tions de vie de certains groupes de popu­la­tion au sein du capi­ta­lisme, mais cela dépen­dra essen­tiel­le­ment des rapports de force sociaux. Mais a logique capi­ta­liste est et restera ce qu’elle est : accu­mu­ler du capi­tal, quelles qu’en soient les consé­quences sociales ou envi­ron­ne­men­tales. Mais que voulons-nous vrai­ment ? Amélio­rer à la marge quelques éléments et dimi­nuer l’ampleur des désastres, avec la certi­tude que les capi­ta­listes revien­dront à la charge dès qu’ils le pour­ront et repren­drons tout ce qui a été concédé aux peuples été à la nature ? Éviter le pire aujourd’hui pour retom­ber dans une crise encore plus profonde dans quelques années ? Frank Lepage a bien exprimé cette idée : « Mora­li­ser le capi­ta­lisme, ça veut dire ceci : vous arri­vez dans la jungle, en cale­çon, et vous vous retrou­vez face à un tigre affamé. Et là vous lui dites : sage, kiki ! » Ajou­tons un élément : au cours de la période 1945–1975 ; égale­ment appe­lée période des Trente Glorieuses, il exis­tait une régu­la­tion impor­tante du capi­tal. Mais cette régu­la­tion était le fruit des luttes sociales (et d’une guerre qui avait montré l’implication crimi­nelle des capi­ta­listes dans le finan­ce­ment du régime nazi) et non pas d’une quel­conque clair­voyance ou capa­cité d’évolution du système. Par ailleurs, ces trente années étaient en réalité loin d’être glorieuses, notam­ment parce que l’amélioration des condi­tions de vie d’une partie des popu­la­tions du Nord s’est réali­sée au détri­ment des travailleurs/euses du Sud et de la surex­ploi­ta­tion de la nature.

7. La tran­si­tion écolo­gique ne pourra pas deve­nir une réalité si l’on ne se préoc­cupe pas des ques­tions de pauvreté et d’inégalités. Or, malgré une rhéto­rique de lutte contre la pauvreté,  le capi­ta­lisme produit et repro­duit la pauvreté et les inégalités.

8. La logique capi­ta­liste vise à tout trans­for­mer en marchan­dise : l’eau, la terre, les matières premières mais aussi l’éducation, la connais­sance, la santé, l’art, et même l’être humain. On le sent de manière instinc­tive et la réalité est là pour nous le confir­mer : cela mène inévi­ta­ble­ment à des aber­ra­tions, à la destruc­tion de la nature et à des catas­trophes sociales à répé­ti­tion. Or, il est fonda­men­tal de promou­voir les produc­tions socia­le­ment utiles et écolo­gi­que­ment soute­nable. C’est donc d’une logique non capi­ta­liste dont nous avons besoin.

9. Bien sûr, des efforts impor­tants peuvent et doivent être faits au niveau indi­vi­duel pour parti­ci­per à la lutte contre la destruc­tion de l’environnement et le chan­ge­ment clima­tique : consom­mer moins et consom­mer équi­table, trier ses déchets, prendre le train plutôt que la voiture, etc. Ces actions­sont utiles et néces­saires, et il faut tout faire pour qu’elles se géné­ra­lisent. Cepen­dant, réduire l’écologie à une ques­tion de pratiques indi­vi­duelles consti­tue une grave erreur. Les chan­ge­ments de compor­te­ments indi­vi­duels, aussi impor­tant soient-ils, ne seront pas capables d’inverser les tendances actuelles, en parti­cu­lier parce que les prin­ci­paux respon­sables de la destruc­tion de l’environnement, ce ne sont pas les indi­vi­dus mais bien les grandes entre­prises capi­ta­listes, via leurs modes de produc­tion, mais aussi via les contraintes qu’elles nous imposent en matière de consom­ma­tion. Donnons un chiffre : 90 entre­prises sont respon­sables à elles seules de plus de 63 % des émis­sions mondiales de gaz à effet de serre depuis 18502

10. Comp­ter sur une prise de conscience des patrons des multi­na­tio­nales est égale­ment très naïf. N’oublions pas que, d’un point de vue d’une entre­prise, toute nouvelle règle­men­ta­tion écolo­gique implique un coût, et cela, elles n’aiment pas, pour le dire genti­ment. Bien sûr, il existe des patrons d’entreprise qui ont une conscience écolo­gique et sociale fortes, et qui essayent de faire tout ce qu’ils peuvent pour inté­grer ces prin­cipes dans leur mode de gestion. Mais, au sein du capi­ta­lisme finan­cier globa­lisé, ils n’ont pas vrai­ment le choix. Par ailleurs, comme dirait Michel Audiard : « Il y a des patrons de gauche. Il y a aussi des pois­sons volants, mais qui ne consti­tuent pas la majo­rité du genre. »

11. De plus en plus de personnes dénoncent le carac­tère intrin­sè­que­ment destruc­teur du capi­ta­lisme. Citons en quelques-uns. Suite à la sortie de son dernier livre, le Capi­ta­lisme expli­qué à ma petite fille (en espé­rant qu'elle en verra la fin, (Seuil, 2018), Jean Ziegler l’affirme avec force : « Tout comme on a détruit l’esclavage et le colo­nia­lisme, le capi­ta­lisme doit être détruit ». Naomi Klein ne dit pas autre chose : « le capi­ta­lisme, en raison de sa soif inex­tin­guible de crois­sance et de profits, se dresse comme un obstacle sur l’unique chemin menant à la tran­si­tion rapide vers la sortie des éner­gies fossiles3. » En septembre 2018, 700 scien­ti­fiques fran­çais signent une tribune pour tirer la sonnette d’alarme sur le dérè­gle­ment clima­tique, et affirment que stabi­li­ser le climat « suppose d’engager une révo­lu­tion de nos modes de déve­lop­pe­ment, de notre rapport collec­tif à l’énergie et aux ressources natu­relles, à la consom­ma­tion, à la mobi­lité, au loge­ment, aux loisirs, etc4. » Le jour où il annonce sa démis­sion sur France Inter, le 28 août 2018, Nico­las Hulot déclare : « au moment où la planète devient une étuve, cela mérite qu’on se retrouve et qu’on change d’échelle, qu’on change de para­digme. (…) On s’évertue à entre­te­nir un modèle écono­mique, qui est la cause de tous ces désordres. ». Ces diffé­rentes personnes sont pour­tant loin d’être des « bolché­viques révolutionnaires » …

12. Le récent « Appel des 200 pour le climat », coor­donné par l'actrice Juliette Binoche et l'astrophysicien Auré­lien Barreau, récla­mant une action poli­tique "ferme et immé­diate", est impor­tant, mais il ne doit pas passer à côté d’un constat fonda­men­tal : ce n’est ni le bon sens, ni l’intérêt géné­ral qui mènent le monde. Un État n’est pas une insti­tu­tion neutre qui agit de manière libre et auto­nome en fonc­tion de l’intérêt géné­ral. Un État est avant tout la cris­tal­li­sa­tion des rapports de force au sein d’une société. Or aujourd’hui, ce sont les puis­sances écono­miques et finan­cières qui détiennent le pouvoir réel. Commen­tant la démis­sion de Nico­las Hulot, Jean Ziegler rappe­lait juste­ment que « les oligar­chies finan­cières détiennent le pouvoir, pas le ministre de l’Ecologie ». Et ces oligar­chies finan­cières ne veulent pas de cette tran­si­tion car elle va à l’encontre de leurs inté­rêts. Au sein du capi­ta­lisme finan­cier globa­lisé, il n’y a tout simple­ment aucune chance d’arriver à réduire les émis­sions de 80% à 95% d’ici 2050. Faut-il rappe­ler que nous ne sommes même pas arri­vés à impo­ser une ridi­cule taxe de 0,01 % sur les tran­sac­tions finan­cières spécu­la­tives ? La volonté poli­ti­qué est évidem­ment impor­tante, mais elle ne peut suffire. Si l’on veut chan­ger la situa­tion actuelle, les peuples doivent prendre leur destin en main, s’organiser et, par l’action collec­tive, rele­ver le défi du chan­ge­ment. Aucune des grandes conquêtes sociales (aboli­tion de l’esclavage, fin de la colo­ni­sa­tion, sécu­rité sociale, droits des femmes…) n’a été obte­nue grâce au seul courage poli­tique. Elles ont toutes été le fruit de luttes popu­laires qui ont permis de modi­fier le rapport de force en faveur des popu­la­tions. Du courage poli­tique d’un côté, un mouve­ment social fort et auto­nome de l’autre : voilà les éléments qui doivent se combi­ner dans une rela­tion inter­ac­tive et positive.

Accep­ter avec simpli­cité la néces­sité d’une révolution

Une réso­lu­tion viable et effi­cace de la crise écolo­gique et clima­tique passera néces­sai­re­ment par une trans­for­ma­tion radi­cale de nos socié­tés et de nos modes de produc­tion et de consom­ma­tion. Si l’économie de marché pourra conti­nuer à fonc­tion­ner dans plusieurs secteurs, à côté de l’économie coopé­ra­tive qui devrait égale­ment jouer un rôle prédo­mi­nant, tous les biens communs de l’humanité et les secteurs stra­té­giques (eau, éner­gie, crédit, éduca­tion, santé, trans­ports, etc.) doivent être mis sous contrôle citoyen et gérés prio­ri­tai­re­ment en fonc­tion de la sauve­garde des écosys­tèmes et la justice sociale. Cela s’appelle le socia­lisme. Dans tous les cas, le profit, la crois­sance écono­mique, la concur­rence, la compé­ti­tion, l’égoïsme et la propriété privée des grands moyens de produc­tion ne peuvent plus consti­tuer les piliers de nos socié­tés humaines. Cela s’appelle une révolution.

Bien sûr, cela ne signi­fie abso­lu­ment pas défendre les régimes tels que l’URSS de Staline, le Cambodge de Pol Pot, la Chine de Mao, ni celle d’aujourd’hui d’ailleurs. Il est clair que les expé­riences du 20ème siècle ont échoué, mais c’est faire honte à la créa­ti­vité humaine que de penser que nous ne sommes pas capables de faire mieux et autrement.


  1. Jean-Pierre Berlan, « Il faut réin­ven­ter le contraire du monde dans lequel nous sommes », Article11, 24 mars 2010.
  2. Chris­tophe Bonneuil, « Tous respon­sables ? », Le Monde diplo­ma­tique, novembre 2015.
  3. Naomi Klein, « Le capi­ta­lisme est la cause du dérè­gle­ment clima­tique », Leme​dia​presse​.fr, 3 septembre 2018.
  4. Collec­tif, « Réchauf­fe­ment clima­tique : « Nous en appe­lons aux déci­deurs poli­tiques » ; Libe​ra​tion​.fr, 7 septembre 2018.
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