• Hugues Dorzée
    Hugues Dorzée
    rédacteur en chef du magazine d’Imagine Demain le monde (Ecologie, Société, Nord-Sud)

Trop de bruit, pas assez de sens

La tran­si­tion écolo­gique et sociale reste le parent pauvre d’une certaine presse mains­tream qui court, telle une poule sans tête, entre la fréné­sie ambiante, le prêt-à-penser et la diffu­sion d’informations super­flues, mani­chéennes ou cyniques. 

« Pour que les médias reviennent à la vie, ils n’ont pas d’autre choix que de rede­ve­nir des êtres vivants » préco­nise avec sagesse le philo­sophe japo­nais Uchida Tatsuru1. Des êtres vivants, et aurions-nous envie d’ajouter, des êtres apai­sés, inspi­rés et centrés sur les vrais enjeux essen­tiels de notre époque : l’urgence clima­tique, le fossé gran­dis­sant entre une richesse inso­lente et une pauvreté galo­pante, le chômage de masse, le désen­chan­te­ment citoyen, la dégra­da­tion des écosys­tèmes, les inéga­li­tés Nord-Sud…

On est, hélas, encore trop souvent loin du compte. Embar­quée au cœur du Big Bang numé­rique, la presse mains­tream, telle une poule sans tête, emprunte de plus en plus régu­liè­re­ment des voies contraires. Celles de l’emballement, de la fréné­sie, du prêt-à-penser, de l’information mani­chéenne et cynique, à la fois affo­lée et affo­lante, catas­tro­phiste et anxiogène.

Proli­fé­ra­tion de nouvelles de plus en plus cali­brées et uniformes, culte du buzz et du clic, mythe de l’immédiateté, flux continu d’informations insi­gni­fiantes ou low cost qui circulent en boucle sur les réseaux sociaux : voilà, en résumé, la tendance lourde du moment.

Du court, du clash, de l’approximatif ! Avec, dans ce gigan­tesque village plané­taire, désor­mais rebap­tisé Post-Vérité, son lot de dégâts colla­té­raux : mémoire à (très) court terme, rumeurs et mensonges en cascade !
On ne s’étendra pas ici sur la crise de légi­ti­mité que traversent les médias depuis de trop longues années. Et encore moins sur cette logique marchande qui s’est empa­rée de tout le secteur avec les effets désas­treux que l’on connaît : la course à l’audimat et la concur­rence effré­née entre médias, le mélange insi­dieux des genres entre marke­ting et infor­ma­tion, la concen­tra­tion progres­sive des titres de presse, l’inquiétante dégra­da­tion des condi­tions sociales des jour­na­listes contraints d’accepter des rému­né­ra­tions indé­centes, des statuts de plus en plus précaires, etc.

Du court, du clash, de l’approximatif ! Avec, dans ce gigan­tesque village plané­taire, désor­mais rebap­tisé Post-Vérité, son lot de dégâts colla­té­raux : mémoire à (très) court terme, rumeurs et mensonges en cascade !

La domi­na­tion du jour­na­lisme girouette

Fort heureu­se­ment, à côté de cette préoc­cu­pante réalité média­tique, il existe une autre presse, qui défend une autre vision du monde, avec une indé­pen­dance à la fois rédac­tion­nelle et finan­cière, hors du giron des grands groupes finan­ciers. Loin du bruit ambiant, de ce jour­na­lisme girouette (« Suivez donc le vent de l’opinion ! ») et de l’info-divertissement, il existe encore de nombreux médias en quête de sens, de profon­deur et de solutions.
Cette presse a choisi de ralen­tir, de prendre le temps, de ques­tion­ner, d’investiguer, de rappor­ter et de racon­ter le monde comme il est et, surtout, comme il devient. Avec rigueur et discer­ne­ment, passion et obsti­na­tion, recul et huma­nité, hors des sentiers battus.

En cette époque fragile et incer­taine, mais égale­ment porteuse de « 1001 révo­lu­tions tran­quilles », comme les nomme notre consoeur Béné­dicte Manier, les citoyens ont plus que jamais besoin de clés pour comprendre, déco­der, mettre en pers­pec­tive, espé­rer, se proje­ter et, effec­ti­ve­ment, construire les bases d’un futur durable et dési­rable. Celui de leurs enfants et petits-enfants à qui ils s’apprêtent à léguer une planète si mal en point.

Dans la presse mains­tream, hélas, la tran­si­tion écolo­gique et sociale est trop souvent rangée au rang des infos mineures. Les dérè­gle­ments clima­tiques ? Du Jacques Dutronc dans le texte : « J’y pense et puis j’oublie ! » Les ravages du modèle écono­mique capi­ta­liste, produc­ti­viste et clima­ti­cide ? Si peu remis en ques­tion ! La foul­ti­tude d’initiatives porteuses de trans­for­ma­tions écono­miques, sociales et écolo­giques ? Pas assez sexy ou vendeuses !
« On vit une époque d’hypnose collec­tive, de rêve éveillé, entre­tenu par la pensée domi­nante, le fantasme de la crois­sance écono­mique à tout prix, comme si c’était l’ultime sens de la vie. On fait évidem­ment fausse route, dénoncent David Van Reybrouck et Thomas d’Ansembourg, dans leur petit opus La paix ça s’apprend ! (Actes Sud, 2016).

Plus que jamais, en effet, les citoyens-consom’acteurs, de plus en plus libres et exigeants concer­nant leurs modes de vie (alimen­ta­tion, santé, envi­ron­ne­ment, mobi­lité…), ont gran­de­ment besoin d’une presse de qualité, à la fois créa­tive et déter­mi­née, indé­pen­dante et inspi­rante. Des médias qui les tirent vers le haut et les aident à gran­dir. Loin du vacarme ambiant. Des médias qui ralen­tissent pour rede­ve­nir, comme le préco­nise Tatsuru, de véri­tables « êtres vivants ».


  1. Zoom Japon, prin­temps 2012.
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