• Véronique De Keyser
    Véronique De Keyser
    membre exécutive de la Fédération Humaniste Européenne

L’Europe est-elle laïque ?

Quand on croise les repré­sen­tants des cultes dans les couloirs des insti­tu­tions euro­péennes, on en doute. Et quand les papes parlent au lutrin des chefs d’État, on cherche l’erreur. Mais si l’Europe n’est pas suffi­sam­ment laïque, ce n’est pas parce que les Églises s’y mani­festent bruyam­ment. C’est parce que la laïcité ne l’a pas inves­tie pour en faire son projet.

La laïcité est d’abord un prin­cipe poli­tique — la sépa­ra­tion des pouvoirs poli­tique et reli­gieux. Cette dispo­si­tion n’a pas été adop­tée dans les trai­tés tout simple­ment parce qu’elle est une singu­la­rité dans l’espace euro­péen : à part la France, aucun autre État membre ne corres­pond réel­le­ment à ce modèle. L’Europe a cepen­dant tous les ingré­dients d’une laïcité poten­tielle. Elle est de facto dans une sorte de neutra­lité, car elle n’a pas de compé­tence juri­dique en matière de cultes. C’est l’affaire des États membres. De plus, il existe en Europe un pacte démo­cra­tique impli­cite portant sur un noyau de liber­tés fonda­trices. L’Europe a placé les droits de l’homme au cœur de ses poli­tiques, internes et externes, et la Charte des droits fonda­men­taux, annexée au Traité de Lisbonne, a fait entrer ces droits dans le droit primaire. Quand le même traité de Lisbonne insti­tue, à travers son article 17, un dialogue struc­turé avec les Églises et les asso­cia­tions philo­so­phiques (enten­dez la laïcité) ce n’est pas pour y évoquer les croyances mais pour y suivre l’évolution des valeurs et les trans­for­ma­tions de la société européenne.

Mais la laïcité n’est pas qu’un prin­cipe ou un article de traité. C’est une action conti­nue pour défendre ces liber­tés. Car si l’Europe n’a rien à voir avec les cultes, les batailles sur le droit à l’avortement, l’homosexualité, la recherche sur les cellules souches, l’euthanasie sont féroces dans les enceintes euro­péennes. L’enjeu est clair : faire entrer dans le droit euro­péen ces problé­ma­tiques pour qu’un renver­se­ment poli­tique dans un État membre ne puisse reve­nir sur les acquis. En Pologne, en Espagne, sous l’influence de l’Église catho­lique, le droit a l’avortement a été remis en cause car les femmes ont échoué jusqu’ici à faire de l’avortement un droit fonda­men­tal, alors que la liberté de l’orientation sexuelle a été obte­nue par les LGBT dans la Charte des Droits fondamentaux.

Mais ce ne sont pas les seules menaces contre la laïcité, insé­pa­rable de la démo­cra­tie. C’est cette dernière qui est en danger. Aujourd’hui l’Europe vacille car elle a perdu la confiance des citoyens. Les écarts de richesse s’y sont creu­sés, le dumping social et les délo­ca­li­sa­tions se sont aggra­vés. La crise finan­cière de 2008 et l’austérité qui l’a suivie ont produit des inéga­li­tés meur­trières. Chômage, exclu­sion, repli iden­ti­taire gangrènent la société. Et les réfu­giés, fuyant la guerre au Moyen-Orient, refou­lés par des barbe­lés et des murs ou noyés en Médi­ter­ra­née ont subi cette violence de plein fouet : ils ont écrit les pages les plus noires de l’histoire euro­péenne depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous ne mesu­rons pas encore la force symbo­lique de notre rejet ni notre respon­sa­bi­lité dans les causes qui l’ont produit.

Comment en sommes-nous arri­vés là ? Comment avons-nous laissé les vieux démons renaître de leurs cendres et l’extrême droite atteindre des scores histo­riques ? Où est l’Europe sociale promise ? Le vrai combat de la laïcité aujourd’hui est le projet euro­péen. Et le réin­ves­tis­se­ment, par les citoyens, d’une Europe dont ils ont trop long­temps délé­gué le dessein. Il y a urgence. Demain, il sera trop tard.

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